ARMÉNIE

ARMÉNIE
ARMÉNIE

Située au nord-est de l’Anatolie, l’Arménie s’étend approximativement de la mer Noire aux lacs de Van, Sevan et Ourmia. Le mont Ararat (5 122 m), sommet mythique où se serait échouée l’arche de Noé, en est son pivot géographique et symbolique. Son histoire commencerait aux alentours du VIIe siècle avant J.-C. Les origines du peuple arménien sont encore très mal connues. Rapidement, il fonde un puissant royaume qui deviendra en 301 après J.-C. le premier «État» officiellement chrétien. La situation géographique de l’Arménie, au carrefour de tous les grands empires (mède, perse, macédonien, romain, byzantin, seldjoukide, ottoman et russe), lui vaut le triste privilège d’être un des principaux champs de bataille de la région. Les périodes d’occupation et de sujétion ne sont entrecoupées que de brèves périodes d’indépendance. Cependant, tous ces envahisseurs ne pourront jamais éradiquer l’identité nationale arménienne. L’Arménie ne cessera de renaître de ses cendres. Malgré les terribles massacres de 1915, le premier génocide du XXe siècle, malgré une soviétisation totale d’une partie de leur territoire en 1920, les Arméniens, solidement attachés à leur religion, leur culture et leur langue, ont continué à sauvegarder leur personnalité soit en diaspora, soit en république socialiste soviétique d’Arménie. Depuis 1975, on assiste même à un réveil du nationalisme arménien. Les deux parties de ce peuple se sont retrouvées aujourd’hui sur un ensemble de revendications nationales transcendant parfois les rapports et les clivages Est-Ouest. Le terrorisme de la diaspora et l’agitation de l’ex-Arménie soviétique en sont les derniers avatars.

1. Histoire de l’Arménie

L’Arménie antique

Les origines de l’Arménie et du peuple arménien sont encore largement méconnues. Si plusieurs hypothèses sont avancées, la plus plausible fait état du mélange d’un peuple indo-européen de la branche thraco-phrygienne avec des autochtones d’Ourartou. Ces derniers auraient mis sur pied leur royaume dès le début du IXe siècle avant J.-C. et fondé l’actuel Erevan (Erebouni) en 782 avant J.-C. Deux siècles plus tard, les Thraco-Phrygiens venus des Balkans déferlent sur l’Anatolie, détruisant au passage l’empire hittite, et viennent se fixer sur les hauts plateaux bordés par les chaînes du Caucase et du Taurus. Le peuple arménien serait issu de ce mélange. Moins d’un demi-siècle après, les Arméniens passent sous la tutelle des Mèdes puis des Perses achéménides. Ces derniers, défaits par les armées d’Alexandre le Grand en 331 avant J.-C., abandonnent l’Arménie aux Macédoniens. En 190 avant J.-C., Antiochos III, l’un des successeurs d’Alexandre, est battu à son tour par les Romains. Artaxias et Zareh, alors gouverneurs des deux provinces arméniennes, proclament leur indépendance. À la mort de Zareh, Artaxias unifie l’Arménie et en agrandit les frontières. En 95 avant J.-C., Tigrane, son successeur, monte sur le trône et devient rapidement Tigrane le Grand, prestigieux fondateur de l’empire d’Arménie qui s’étendra de la mer Noire à la Caspienne et à la Méditerranée. Mais, en 66 avant J.-C., cet empereur arménien épris d’hellénisme est battu par les légions de Pompée. Devenue protectorat romain, l’Arménie est dirigée par les successeurs de Tigrane jusqu’en l’an 2 après J.-C. Après une période de troubles intérieurs, elle tombe aux mains d’une dynastie parthe: les Arsacides. C’est un de ses rois, Tiridate III, qui, en 301, proclame le christianisme religion d’État. L’Arménie devient ainsi le premier royaume officiellement chrétien. Grigor, le premier catholicos (pasteur suprême), est sanctifié sous le nom de Grégoire l’Illuminateur, d’où la dénomination d’Église grégorienne pour qualifier le culte arménien. Dans la foulée, les Arméniens abandonnent l’écriture grecque pour utiliser leur propre alphabet, inventé par Mesrop Machtotz. Les deux piliers de l’«arménité» sont désormais en place. En 428, l’Arménie, bien qu’assujettie une nouvelle fois par la Perse sassanide, conserve sa liberté de culte.

L’Arménie médiévale et moderne

À la fin du VIe siècle, la Perse cède la majeure partie de l’Arménie à l’Empire byzantin qui en occupait déjà les provinces occidentales. Mais l’accord gréco-arménien est si fragile que les Arméniens préfèrent s’entendre avec une nouvelle puissance régionale. En 661, ils reconnaissent l’autorité politique des califes arabes, et l’Arménie se transforme alors en champ clos des affrontements arabo-byzantins. Entre 852 et 855, le pays est d’ailleurs complètement dévasté par les armées d’un général d’origine turque, Bougha Al-Kabir. Mais une fois de plus l’Arménie va renaître de ses cendres. En 885, Achot le Grand Bagratouni est reconnu roi d’Arménie par le calife et l’empereur byzantin. Pendant deux siècles (Xe et XIe), la dynastie des Bagratides fera régner une paix et une prospérité jamais égalées. Ani devient en 961 la capitale de l’âge d’or arménien. Cette ville «aux cent palais et aux mille églises» va cependant être rasée par les Turcs seldjoukides en 1064. Petit à petit, la Grande Arménie indépendante disparaît. Certains Arméniens s’exilent alors en Moldavie et en Hongrie, d’autres en plus grand nombre, sous la conduite du prince bagratide Rouben, s’installent en Cilicie qui devient en 1080 la Petite Arménie. Cette fondation coïncidant avec les premières croisades, les rois arméniens de Cilicie s’allient avec les croisés. Ils traitent même avec les Mongols contre les Turcs et les Arabes. Alors que la Grande Arménie passe sous la domination mongole (1236-1317), la dernière dynastie arménienne de Cilicie s’éteint en 1342. Cette région revient à la famille française des Lusignan, régnant déjà sur l’île voisine de Chypre. Mais, sous les coups de boutoir des Égyptiens, Léon V de Lusignan perd son fief en 1375. Le destin de l’Arménie allait être divisé entre Turcs, Perses et Russes.

Au XVe siècle, l’Arménie est occupée par les Ottomans qui lui laissent un certain degré d’autonomie entériné par le pacte de l’Aman en 1461. En 1555, 1620, 1639 et 1746, le pays est sans cesse divisé: l’Ouest à la Sublime Porte, l’Est aux Perses. Au XVIIe siècle, les Arméniens chrétiens commencent à demander de l’aide à l’Occident: Rome, la France, la Bavière, la Russie. Devant l’échec des missions des notables Khatchadour et d’Ori, un prince arménien du Karabagh, Tavit Beg, se lance dans l’insurrection. Il ne succombe qu’après huit ans de lutte (1722-1730). En 1801, les Russes font leur apparition dans le Caucase. La Géorgie est occupée, puis le Nakhitchevan en 1808, le Karabagh et le Kantzak en 1813. En 1828, les territoires arméniens sont unis à la Russie sous le nom d’Armianskaia Oblast. Après avoir écrasé les Perses, le tsar Nicolas Ier fait de même avec les Ottomans. Mais lors du traité d’Andrinople, le 14 septembre 1829, l’Angleterre oblige la Russie à rendre les provinces d’Erzeroum, Kars et Ardahan à l’Empire ottoman déjà confronté à l’insurrection grecque (1821-1830). Désormais, l’histoire de l’Arménie sera indissolublement liée aux derniers soubresauts de l’«homme malade de l’Orient» et à la compétition engagée entre la France, le Royaume-Uni et la Russie pour le contrôle des mers chaudes et de leurs accès.

Raffermis par l’avance russe dans le Caucase, électrisés par les succès grec, valaque, moldave, serbe, monténégrin et bulgare, les Arméniens vont faire leur entrée dans le concert du réveil des nationalités. La question arménienne est ouverte. Elle sera refermée en l’espace d’un demi-siècle, avec les massacres de 1915-1921 perpétrés par la quasi-totalité de ses voisins.

Le génocide

Laissant une forte autonomie à ses minorités, l’Empire ottoman se raidit de plus en plus au fur et à mesure de son déclin politique et économique. Désormais, les réformes appliquées aux minorités chrétiennes seront le fruit de la pression des grandes puissances. Cet état de fait étant vécu comme une humiliation par les musulmans de l’Empire, les minorités vont être en butte à nombre d’exactions, surtout en Anatolie orientale où règne une certaine anarchie. Pour éviter les massacres, les Arméniens de Zeïtoun sont obligés de prendre les armes en 1859 et en 1875.

Le 17 mars 1863, la Sublime Porte approuve la Constitution nationale arménienne, organisme élu réglant la vie de la communauté arménienne dans l’Empire ottoman. Mais il faudra attendre le traité de San Stefano (3 mars 1878) et le Congrès de Berlin (13 juin-13 juill. 1878) pour que la Turquie s’engage à appliquer les réformes dans ses six vilayets (provinces) arméniens. À l’issue de la guerre russo-turque de 1876-1878, la Bulgarie recouvre son indépendance, et le tsar occupe Batoum, Kars, Ardahan et Bayazid. L’article 16 du traité de San Stefano promet même l’autonomie aux Arméniens de l’Empire ottoman. Inquiète de l’avancée russe vers les mers chaudes, l’Angleterre réussit à obtenir la révision du traité de San Stefano au Congrès de Berlin. La Sublime Porte cède Chypre au Royaume-Uni en échange de son soutien contre la Russie. L’article 16 est remplacé par l’article 61. L’autonomie arménienne se transforme en une vague promesse de réformes administratives. Loin d’appliquer ces réformes, Abdul-Hamid, le «Sultan rouge», décide au contraire de persécuter les Arméniens avant que ceux-ci n’obtiennent leur indépendance comme les Grecs et les Bulgares. À la même époque, en février 1885, la Russie ferme six cents écoles arméniennes dans le Caucase. La communauté commence alors à s’organiser politiquement, soit dans les Empires ottoman et russe, soit dans la diaspora. En 1881, les organisations secrètes Défense de la patrie et Union des patriotes sont créées, respectivement à Erzeroum et à Moscou. En 1885, c’est au tour du Parti des Arménakan à Van et à Marseille, puis du Parti social démocrate Hentchak à Genève en 1887 et, enfin, de la Fédération révolutionnaire arménienne Dachnak à Tiflis en 1890. La Porte ne tarde pas à réagir et, en août 1894, l’armée ottomane massacre les habitants de Sassoun (actuellement Samsun). Les pogroms reprennent dans toute l’Anatolie orientale de l’automne de 1895 au printemps de 1896. Plus de 150 000 Arméniens auraient alors péri. En revanche, à Van et à Zeïtoun, ils repoussent les Turcs lors de violents combats. Le 26 août 1896, le parti Dachnak décide de forcer les grandes puissances à faire appliquer l’article 61 au Congrès de Berlin. Ce jour-là, un commando de vingt-six militants occupe la Banque ottomane de Constantinople et réalise ainsi le premier acte de terrorisme publicitaire contemporain. En réaction, la populace turque massacre 7 000 Arméniens sous les yeux des diplomates occidentaux en poste dans la capitale.

Les chancelleries, tout comme les Arméniens, comprennent alors que la politique de réformes est vouée à l’échec. La révolution jeune-turque et l’avènement du comité Union et Progrès en juillet 1908 sont donc unanimement salués. Dans la foulée, la constitution est rétablie (23 juill. 1908) et le sultan Abdul-Hamid est déposé (13 avr. 1909). Mais la joie a été de courte durée. Le 1er avril 1909, près de 20 000 Arméniens sont massacrés à Adana. Les Jeunes-Turcs instaurent une politique de «turquisation intransigeante» à mesure que l’Empire ottoman se désagrège: occupation italienne de la Tripolitaine en 1911 et guerres balkaniques en 1912-1913. La Délégation nationale arménienne et le Bureau national arménien font alors pression sur les chancelleries, et la Russie finit par obtenir de Londres et de Paris la modification des articles du Congrès de Berlin relatifs à l’Arménie ottomane. En juillet 1914, deux inspecteurs généraux, norvégien et hollandais, doivent superviser les réformes dans les vilayets arméniens. La Première Guerre mondiale ne leur en laissera pas le temps, d’autant que l’Empire ottoman déclare la guerre à l’Entente le 1er novembre 1914. Les Arméniens se retrouvent coincés entre les belligérants, les uns mobilisés dans l’armée turque, les autres dans l’armée russe. Les Jeunes-Turcs pressent même les Arméniens du Caucase à se révolter contre le tsar. Cette tactique entraîne une réaction inverse et, bientôt, 180 000 Arméniens dont 8 000 volontaires venus de Turquie rejoignent les armées russes pour libérer l’Arménie occidentale.

Le 7 avril 1915, la ville de Van s’insurge et instaure un gouvernement provisoire arménien. La réaction est aussi immédiate que disproportionnée. Prétextant le rôle de «cinquième colonne» joué par les Arméniens, les dirigeants jeunes-turcs, Enver, Talaat et Djemal, décident de déporter l’ensemble de la population arménienne dans les déserts de Mésopotamie. Le génocide commence le 24 avril 1915 avec l’arrestation et l’assassinat de 600 notables arméniens à Constantinople. Les soldats arméniens sous l’uniforme turc sont désarmés, envoyés aux travaux forcés puis fusillés. Les Arméniens d’Anatolie orientale reçoivent l’ordre de partir en déportation dans les vingt-quatre ou quarante-huit heures. Les hommes valides sont fusillés à la sortie des villages tandis que femmes, enfants et vieillards doivent couvrir des centaines de kilomètres à pied, sans soins et sans nourriture. En chemin, ils sont détroussés, bâtonnés, violés, égorgés par les gendarmes supplétifs et les tribus kurdes et turkmènes des environs. En août 1915, les Arméniens de Cilicie et d’Anatolie occidentale sont à leur tour déportés. En un peu plus d’un an, près d’un million (entre 800 000 et 1 250 000) d’Arméniens périssent de la sorte, soit presque la moitié de la population arménienne ottomane. Les Turcs s’accordent à reconnaître un maximum de 300 000 victimes, mais refusent d’y voir une extermination planifiée et donc un génocide. Au contraire, ils font état de famines, d’épidémies et des malheurs de la guerre! Mais les témoignages sont aussi nombreux, divers, qu’accablants. Diplomates américains et allemands, missionnaires suisses, américains, allemands et scandinaves, officiers allemands servant d’instructeurs dans l’armée ottomane: tous rapportent les mêmes atrocités et le même calvaire des populations civiles.

La chute du tsar Nicolas II laisse les Arméniens seuls face aux Turcs. Le 3 mars 1918, par la paix de Brest-Litovsk, Lénine cède Batoum, Kars et Ardahan aux Ottomans. Abandonnée par les bolcheviks, la récente Assemblée législative de Transcaucasie, le Seïm, proclame l’indépendance de la Transcaucasie regroupant la Géorgie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan (22 avr. 1918). Les Turcs profitent de ces changements politiques et de la dissolution de l’armée tsariste pour passer à l’offensive. Battus par les Arméniens commandés par les généraux Antranik et Dro lors de la bataille de Sardarabad, ils n’en menacent pas moins les Géorgiens qui, pour leur échapper, proclament leur indépendance et demandent protection à l’Allemagne. Le 28 mai 1918, c’est au tour des Arméniens de quitter la Fédération transcaucasienne. Mais, exsangue et encombrée de réfugiés d’Anatolie, la jeune république doit traiter avec la Turquie, et ses frontières se réduisent comme une peau de chagrin.

Six mois plus tard, la défaite des Turcs et des Allemands desserre l’étau autour de la république. Les Arméniens réoccupent Kars, le Nakhitchevan et le Lori. Le 10 août 1920, le traité de Sèvres reconnaît officiellement l’indépendance de l’Arménie, qui devient un État viable s’étendant sur 70 000 kilomètres carrés environ. Par ailleurs, un foyer national arménien est créé en Cilicie sous protectorat français. C’était sans compter avec la renaissance du nationalisme turc conduit par le général Mustafa Kemal. Le 20 octobre 1921, les kémalistes chassent les Français de Cilicie, massacrant à l’occasion les Arméniens. Entre-temps, le 22 septembre 1920, les forces kémalistes pénètrent dans la république d’Arménie aidées par les Azéris et les bolcheviks. Le 2 décembre 1920, le gouvernement arménien est obligé de renoncer à l’application du traité de Sèvres et rétrocède Kars, Ardahan et le Nakhitchevan. Le lendemain, le pays devient une république soviétique. Dernier espoir des rescapés du génocide, l’Arménie indépendante se meurt. Désormais, le peuple arménien allait suivre deux voies: l’une en diaspora, l’autre à l’ombre de l’U.R.S.S. Lors de la signature du traité de Lausanne le 24 juillet 1923, le nom d’Arménie n’est même plus mentionné.

L’Arménie soviétique

La plus petite des quinze républiques fédérées de l’U.R.S.S., l’Arménie, ne s’étend que sur 29 800 kilomètres carrés. Kars et Ardahan ont été rendues à la Turquie kémaliste. Le Nakhitchevan et le Karabagh sont passés sous le contrôle de l’Azerbaïdjan soviétique, et la Géorgie a repris les provinces d’Akhaltskha et Alkhalkalak. L’histoire de l’Arménie soviétique est, dès l’origine, marquée par la répression contre le nationalisme. Moins de deux mois après sa soviétisation, l’Arménie se soulève et rétablit un gouvernement dachnak (8 mars-2 avr. 1921). Mais l’Armée rouge revient à Erevan et, tout en combattant, les Dachnaks doivent se réfugier en Perse. Dépecée par tous ses voisins, l’Arménie soviétique doit réintégrer la fédération soviétique de Transcaucasie. Ce n’est qu’en 1936 qu’elle accède au rang de république fédérée.

Avec les débuts de la guerre froide en 1947, l’U.R.S.S. relance la question arménienne. Alors que la Grèce, en proie à la guerre civile, et la Turquie viennent d’être les premiers bénéficiaires de la doctrine Truman (11 mars 1947) et du plan Marshall, l’U.R.S.S. demande officiellement, le 24 octobre 1947, à la tribune de l’O.N.U., le retour de Kars et Ardahan. En même temps, Staline organise le rapatriement vers l’Arménie soviétique des Arméniens de la diaspora. Même s’ils ne sont pas tous communistes, l’Arménie soviétique reste à leurs yeux la dernière parcelle de «mère patrie» où l’arménité continue de subsister. En 1946 et 1947, ils sont 150 000 à répondre à cet appel. Mais, dès 1949, le flot se tarit, les premiers arrivants déçus dissuadant le reste de leurs familles de les rejoindre. Il faudra attendre le XXe congrès du Parti communiste de l’Union soviétique en 1956 pour que ces rapatriés soient autorisés à repartir vers les lieux de leur diaspora d’origine.

Après la mort de Staline, en 1953, l’économie de l’Arménie soviétique commence à se développer. La rentabilité des vergers favorisés par l’excellent ensoleillement des versants montagneux s’améliore et la production de blé, de betterave, de tabac et de coton croît sensiblement. Mais c’est l’industrie qui par sa croissance accélérée depuis le début des années 1960 donne à l’Arménie son visage moderne, au point qu’elle souffre gravement de la pollution. L’effort principal a d’abord porté sur l’aménagement hydroélectrique et l’extraction de matières premières (cuivre, aluminium, plomb, marbre). Depuis le milieu des années 1970, la chimie et le nucléaire ont pris la relève, à tel point que, parmi les sept villes les plus polluées de l’U.R.S.S., cinq sont arméniennes: Erevan la capitale, Alaverdi, Kirovakan, Khapan et Katcharan. Erevan est noyée dans un brouillard polluant 165 jours par an et les incidents répétés de la centrale nucléaire de Metzamor n’ont qu’aggravé la situation. En quinze ans, le nombre d’enfants handicapés a quintuplé et les accouchements avant terme se sont multipliés par sept.

Par ailleurs, le mouvement nationaliste ne s’est jamais résigné. Au contraire, il resurgit périodiquement avec vigueur. Les demandes d’émigration en sont le premier signe. Entre 1956 et 1972, 28 000 Arméniens ont quitté l’U.R.S.S., 12 000 pour les seules années 1979-1980 et 5 000 en 1987. Après les Juifs, c’est le plus important contingent national à fuir l’U.R.S.S., essentiellement pour les États-Unis. Le manque de liberté, le refus de prendre en compte les revendications nationales, les difficultés économiques et, depuis le début des années 1980, la pollution n’ont fait qu’accroître ce mouvement migratoire, soit à l’extérieur des frontières de l’U.R.S.S., soit vers d’autres républiques soviétiques.

Le 24 avril 1965, lors des célébrations du cinquantième anniversaire du génocide, des dizaines de milliers de personnes défilèrent dans les rues d’Erevan, débordant le service d’ordre et revendiquant les territoires arméniens occupés par la Turquie. On frisa l’incident diplomatique turco-soviétique, et Moscou dut procéder à des remaniements au sein de la direction de la république d’Arménie. Deux ans plus tard, Erevan érigeait son mémorial en souvenir du génocide, monument devenu le point de ralliement de tous les rassemblements nationalistes. En 1966 et pour la première fois en U.R.S.S. depuis la liquidation de l’opposition de gauche, un parti clandestin est fondé: le Parti de l’unité nationale. La plupart de ses militants ont été arrêtés, certains sont morts au goulag et trois ont été fusillés à Moscou en 1979. Les survivants, qui ont bénéficié de la libéralisation du régime depuis 1986, ont fondé en 1987 l’Union pour l’autodétermination nationale (U.A.N.).

Le comité central du P.C. d’Arménie a aussi repris à son compte certaines revendications irrédentistes. Nombre de publications officielles traitent de la responsabilité des régimes ottoman, jeune-turc et même kémaliste dans le génocide physique et culturel des Arméniens d’Anatolie. Erevan a prêté une oreille largement attentive au réveil de la diaspora.

Les 17 et 18 octobre 1987, 100 000 personnes défilent spontanément dans les rues de la capitale, lutte contre la pollution et combat pour les droits nationaux étant étroitement mêlés. Le 11 février 1988, c’est le Haut-Karabagh qui entre en ébullition. Région autonome rattachée arbitrairement à l’Azerbaïdjan lors de la soviétisation du Caucase en 1921-1923, le Haut-Karabagh est peuplé de 160 000 habitants dont 80 p. 100 d’Arméniens. Ce jour-là, 70 000 personnes manifestent à Stepanakert, capitale de la région. Le lendemain, le soviet du Haut-Karabagh demande officiellement son rattachement à l’Arménie, puis le P.C. de la région en fait de même le 16 mars. Dans la semaine du 15 au 22 février 1988, les manifestations organisées par l’U.A.N. se répètent journellement à Erevan. Enfin, les 25 et 26 février, près d’un million d’Arméniens, sur une population arménienne de 3,1 millions (sur 3 350 000 habitants dans la république), descendent et investissent les rues d’Erevan. La réaction des Azéris voisins sera brutale. Dans la nuit du 28 février, des milliers d’Azéris turcophones manifestent à Sumgaït contre l’irrédentisme arménien. Bilan officiel: 32 Arméniens tués; bilan officieux: 546 morts et des milliers de blessés. Les rares témoins parlent de véritable pogrom, réplique miniature des événements de 1915. Moscou est obligée de lâcher du lest et Mikhaïl Gorbatchev annonce à la fin de mars 1988 un train de réformes socio-économico-culturelles pour le Haut-Karabagh. En revanche, le rattachement est exclu et des têtes tombent au sein des directions arméniennes et azerbaïdjanaises, le 21 mai 1988. Mais l’agitation reprend peu après. Le 15 juin, le soviet suprême arménien vote le rattachement du Haut-Karabagh à l’Arménie. Pour soutenir cette revendication, la population d’Erevan fait grève du 2 au 15 juillet, ainsi qu’à Stepanakert du 23 mai au 25 août. En septembre, les manifestations de masse reprennent dans la capitale arménienne ainsi que les troubles interethniques. Le 23 novembre 1988, 500 000 Azéris défilent dans Bakou contre les revendications arméniennes et organisent un pogrom à Kirovabad.

Le 7 décembre 1988, un violent tremblement de terre ravage le nord de l’Arménie, détruisant totalement la ville de Spitak et partiellement Leninakan (Gumri) et Kirovakan. Le bilan fait état de 30 000 à 55 000 morts. Officieusement, il y aurait 100 000 victimes. Les autorités soviétiques profitent alors de ce «génocide naturel» pour contrer le mouvement nationaliste arménien qui s’organise autour du comité Karabagh. Le couvre-feu est imposé à Erevan et dans la zone du séisme. Les onze membres du comité Karabagh sont arrêtés et ne sont libérés que le 31 mai 1989. Le 12 janvier 1989, Moscou met en place une commission spéciale chargée d’administrer directement le Karabagh et, enfin, les élections «sous influence» du congrès des députés du peuple sont organisées pour le 26 mars.

Mais, dans le Caucase, les mouvements nationalistes accélèrent la désagrégation de l’empire et la fin du gorbatchévisme. L’agitation reprend en Arménie contre les communistes et les Azéris. Les oppositionnels libérés obtiennent la légalisation du Mouvement national arménien (M.N.A.) et la dissolution de la commission spéciale sur le Karabagh. Le 30 novembre 1989, la République d’Arménie unifiée (Arménie et Karabagh) est proclamée unilatéralement. La guerre larvée arméno-azérie commence en janvier 1990. Jusqu’en décembre 1991, elle fera plus de 4 000 morts. Par ailleurs, en 1988-1989, 215 000 Arméniens ont fuit l’Azerbaïdjan, croisant 80 000 Azéris quittant l’Arménie. Petit à petit, l’opposition nationaliste s’empare du pouvoir. En février 1990, un membre du M.N.A. devient vice-président du Parlement, et son mouvement gagne d’une courte tête (40 p. 100 d’abstention) les législatives du 20 mai 1990. Levon Ter-Petrossian, brillant nationaliste pragmatique, dirigeant du M.N.A., devient président du Parlement en août. Le poste de Premier ministre revient également à un membre du M.N.A., et le nouveau pouvoir proclame la souveraineté de l’Arménie le 23 août 1990. Tout naturelle ment, il refuse de participer au référendum de Gorbatchev sur l’avenir de l’Union en mars 1991. Alors que l’Armée rouge et les milices azéries attaquent le Karabagh et le nord de l’Arménie, le président soviétique reçoit ses homologues arménien et azéri le 3 mai. Après l’échec du putsch du 19 août 1991 à Moscou, l’Armée rouge quitte le Caucase, laissant les combattants face à face. Erevan proclame son indépendance le 23 septembre 1991, rapidement reconnue par la C.E.E., les États-Unis et la Turquie. Le 16 octobre, Levon Ter-Petrossian devient le premier président de la République élu au suffrage universel libre.

La diaspora arménienne

Sur environ 7 millions d’Arméniens, près de la moitié vit en diaspora. Survivants des massacres de 1894 et 1915, rescapés des guerres de 1917-1921, ils se sont fixés essentiellement au Moyen-Orient et en France. C’est au Moyen-Orient qu’ils ont conservé leur cohésion grâce à leurs institutions calquées sur la Constitution nationale arménienne instituée dans l’Empire ottoman en 1863 (assemblée diocésaine assistée de conseils exécutifs laïque et religieux). Cependant, depuis 1975, ils quittent en grand nombre la région. Les troubles du Liban et la guerre Iran-Irak ont fait fondre de moitié ces importantes communautés. En Turquie, beaucoup sont partis d’Istanbul durant la guerre civile larvée des années 1976-1980. Il en reste tout de même 45 000, vivant dans des conditions précaires du fait de certains décrets turcs discriminatoires. Quant à l’Anatolie, ils y seraient encore quelques milliers (de 2 000 à 5 000), pour la plupart islamisés, turquisés ou kurdisés. La majorité de ces Arméniens de la deuxième émigration gagnent la Californie ou le Canada. L’Amérique est devenue la première région de diaspora, avec plus d’un million d’Arméniens contre moins d’un demi-million en Europe et seulement 300 000 environ au Moyen-Orient.

Les partis traditionnels continuent leur travail en diaspora. Le parti Dachnak est le plus puissant et le moins soviétophile. Le parti Hentchak social-démocrate est complètement aligné sur Erevan ainsi que le petit parti Ramgavar, qui contrôle la puissante Union générale arménienne de bienfaisance (U.G.A.B.). Avec les communistes arméniens de la diaspora, ils forment un front commun contre les Dachnaks. Cependant, le bouleversement des années 1987-1988 en Arménie soviétique a conduit à certaines remises en cause. Parallèlement à ces partis traditionnels, la lutte armée et le terrorisme ont entraîné la création de groupes de sympathisants. Minorité agissante et virulente, ces Mouvements populaires arméniens ont connu leur heure de gloire en Europe occidentale et au Canada de 1978 à 1983.

Mais c’est sans conteste le terrorisme qui a fait sortir de l’oubli la question arménienne. Entre 1975 et 1985, près de 160 attentats d’origine arménienne ont été authentifiés. 54 p. 100 d’entre eux visaient des intérêts turcs: assassinats de diplomates, bombes contre les offices de tourisme et de compagnies aériennes, actions de commando à Istanbul et à Ankara. En revanche, seulement 7 p. 100 ont été perpétrés sur le sol turc. Vingt-trois pays différents en ont été victimes, dont la France avec 22 p. 100 des attentats, suivie de la Suisse avec 11 p. 100 et du Liban avec 10 p. 100.

Les trois principales organisations combattantes sont la Nouvelle Résistance arménienne (N.R.A.), les Commandos des justiciers du génocide arménien (C.J.G.A.) et l’Armée secrète arménienne pour la libération de l’Arménie (A.S.A.L.A.). La N.R.A. signe son premier attentat à Paris le 15 mai 1977 et son dernier à Luxembourg le 28 février 1983. Ses militants seraient de jeunes Arméniens européens issus de l’extrême gauche maoïste et tiers-mondiste. Antisoviétique, elle a refusé le terrorisme aveugle et a préféré s’autodissoudre plutôt que d’être phagocytée par l’A.S.A.L.A. Le C.J.G.A. serait la branche militaire du parti Dachnak. Issu d’une fraction de la jeunesse dachnak du Moyen-Orient, il reprend la tradition des partisans et des justiciers arméniens de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. C’est la seule organisation à avoir ciblé ses actions contre des diplomates turcs. Bien implantée au Liban et en Amérique du Nord, elle a subi les coups de certaines factions extrémistes libanaises (arabes et arméniennes), ainsi que du F.B.I. américain. Le C.J.G.A. a été particulièrement actif de 1975 à 1983. Les rescapés de cette organisation auraient peut-être donné naissance à l’Armée révolutionnaire arménienne qui signe les derniers assassinats ciblés connus, en juillet 1983 et en juin 1984.

En revanche, la nature de l’A.S.A.L.A. est toute autre. Elle naît en janvier 1975 chez un groupe de jeunes Arméniens du Liban travaillant avec les Palestiniens. Largement influencés par les Palestiniens les plus extrémistes, en proie à la guerre civile libanaise, ces Arméniens entrent en lutte armée avec des modèles théoriques largement empruntés au stalinisme. Militairement peu efficace de 1975 à 1980, l’A.S.A.L.A. s’occupera beaucoup plus de marketing politique. Grâce à ses connivences palestiniennes, elle va réussir à revendiquer la presque totalité des attentats arméniens dans le monde. Cela va lui apporter un capital-confiance qu’elle saura faire fructifier auprès de la troisième génération de la diaspora. Bientôt, de jeunes idéalistes la rejoignent des États-Unis, de France et d’ailleurs. Mais le noyau dur, autour d’Hagop Hagopian, reste libanais. Dès l’été de 1980, elle s’en prend aux cadres du parti Dachnak de Beyrouth. Dans une paranoïa frénétique, l’A.S.A.L.A. va petit à petit accuser le monde entier de collusion avec la Turquie. Lorsqu’un de ses militants est arrêté en Suisse ou en France, elle lance une campagne de terrorisme aveugle contre les intérêts de ces pays. Les années 1980-1981 sont celles de son apogée. En 1982-1983, les attentats sont moins nombreux mais plus meurtriers. Le 15 juillet 1983, elle fait exploser une bombe à l’aéroport d’Orly: 8 morts, 56 blessés. Devant cette escalade, une partie de l’organisation entre en dissidence. Cela se traduira par un règlement de compte où les militants de l’A.S.A.L.A. s’entretuent dans leur camp de la Bekaa. Depuis lors, cette organisation a pratiquement disparu; elle s’est cependant encore manifestée en assassinant des membres importants de la section libanaise du parti Dachnak (mars 1985-mai 1986). Le 28 avril 1988, Hagop Hagopian est à son tour assassiné à Athènes par deux membres de sa propre organisation.

Si le terrorisme arménien ciblé fut assez populaire dans la diaspora durant les années 1975-1980, son dérapage aveugle lui a retiré tout crédit et donc tout soutien de la part des communautés. Depuis 1984, l’action est davantage tournée vers la reconnaissance internationale: reconnaissance du génocide par les gouvernements chypriote, français et argentin et par le Parlement européen qui déclarait officiellement le 18 juin 1987: «Le Parlement européen est d’avis que les événements tragiques qui se sont déroulés en 1915-1917 contre les Arméniens établis sur le territoire de l’Empire ottoman constituent un génocide [...]. Estime que le refus de l’actuel gouvernement turc de reconnaître le génocide constitue [...] un des obstacles incontournables à l’examen d’une éventuelle adhésion de la Turquie à la Communauté.»

2. Langue, musique et littérature

Langue et musique

L’arménien est l’une des langues indo-européennes qui ont le mieux conservé le système de déclinaisons primitif. Il n’est devenu langue écrite qu’au début du Ve siècle, avec l’invention de l’alphabet arménien par Mesrob Machtotz ; cette forme écrite a pris le nom de grabar ; à côté d’elle s’est développée une langue populaire, moyen arménien à partir du Xe siècle, asxarabar après le XVIe. Le grabar conserva néanmoins sa primauté jusqu’à ce que le grand écrivain Abovian ait, au XIXe siècle, consacré l’usage littéraire de l’arménien populaire. À la fin de ce siècle, la langue se divise en deux branches; parlé en Russie et, aujourd’hui, en Arménie soviétique, l’arménien oriental est une langue harmonieuse, mais que les emprunts au vocabulaire russe et une simplification abusive de l’orthographe ont quelque peu éloigné de son caractère original; parlé dans la «diaspora», l’arménien occidental est l’héritier direct du grabar et de l’asxarabar.

La musique arménienne nous est surtout connue par ses extraordinaires chants sacrés que sont les Charakans . Une musique profane, inspirée de thèmes folkloriques, est apparue en Arménie soviétique avec Aram Khatchatourian.

Littérature ancienne

Terre de massacres et d’invasions, l’Arménie a toujours cherché par la voie de sa littérature à fortifier son unité menacée et à affirmer le sentiment de l’originalité de son peuple. D’origine antique et préchrétienne, la culture a été favorisée par une histoire millénaire. Les traductions de la Bible, en des manuscrits qu’embellit un art original de la miniature, restent les fondations vénérables d’une littérature animée d’un souffle religieux.

Grâce à l’extrême variété de ses sonorités, à l’ampleur du rythme que scande un fort accent tonique, à la musicalité de sa modulation, la langue arménienne se coule d’elle-même dans un moule poétique. Les troubadours, les achoughs , ont su mettre en valeur les multiples richesses de cette langue et toucher la sensibilité d’un peuple entier.

Plus les plaies de l’Arménie devenaient douloureuses, plus on demandait aux mots de consoler des trahisons du réel. La littérature s’est faite épique. Mais, à côté de la lamentation, de tant de textes écrits avec le sang des martyrs, subsistent, dans les lettres arméniennes, les témoignages d’un peuple qui lutte héroïquement contre la mort et qu’anime une religiosité foncière, longtemps chrétienne. C’est de cette alliance entre un esprit religieux et un comportement combatif qu’est née la grande littérature arménienne du Xe siècle. Cette époque créatrice symbolise le pur esprit arménien, fervent et vigoureux, ivre d’une poésie qui proclame l’acharnement à vivre. Poésie de la terre morte mais éternellement ressuscitée: telle apparaît la littérature arménienne, dans sa marche semée d’obstacles qui, surmontés, régénèrent son esprit créateur.

Les origines

C’est au début du Ve siècle que naît la littérature arménienne écrite, après le partage entre l’Empire romain et la Perse. Des gouverneurs administraient la partie romaine tandis que la vieille dynastie arsacide d’Arménie continuait à régner, sous l’obédience du Roi des rois, dans la partie persane, la plus étendue.

Un siècle auparavant, l’Arménie s’était convertie au christianisme, mais les vieilles croyances et les pratiques païennes restaient vivaces dans la population; la nouvelle religion était loin en effet d’avoir pénétré dans les masses et même dans les classes dirigeantes. Il n’existait pas de système d’écriture arménien. C’est en syriaque et en grec que le culte était célébré et qu’étaient traduits les livres sacrés. Dès les premières années du christianisme, quelques écoles avaient été créées, dont seuls les initiés aux langues étrangères pouvaient suivre l’enseignement. Les efforts menés pour propager la foi et pour former des prédicateurs étaient condamnés à ne donner que de faibles résultats.

La conversion au christianisme constituait en même temps un acte de défense contre l’Iran, dont la puissance, le voisinage et l’étroite similitude des mœurs et des croyances avec les leurs représentaient pour les Arméniens une menace d’absorption, absorption rendue presque inévitable par la dégradation du pouvoir politique en Arménie. Il devenait nécessaire que s’affirme l’entité ethnique du pays par l’organisation de la langue et par la naissance d’une littérature arménienne. Ce fut l’œuvre du moine Mesrob Machtotz, ancien militaire en poste à la cour, homme instruit et versé dans les langues. Il inventa l’écriture arménienne, aidé et sans doute sollicité par le catholicos Sahak et le roi Vramchapouh. Son alphabet, merveilleux instrument, reproduisait tous les sons, très nuancés, de la langue arménienne. Aussi le nom de Machtotz est-il vénéré plus qu’aucun autre par les Arméniens qui voient en lui le symbole de l’existence nationale et culturelle de leur pays.

La traduction de la Bible marque le début d’une ère nouvelle. La langue se fixe et se manifeste d’emblée avec une perfection formelle, une régularité grammaticale, une rigueur de syntaxe et une élégance étonnantes. Cette traduction est immédiatement suivie de celle d’autres textes chrétiens, prières et écrits liturgiques. Sahak et Machtotz composent des hymnes, des sermons, édictent des mandements, établissent des règles canoniques. Machtotz et ses disciples entreprennent une intense activité de prédication.

Le Ve siècle voit une floraison d’ouvrages. C’est que Machtotz s’entoure de disciples formés aux meilleures méthodes, à Constantinople, à Alexandrie, à Édesse. La littérature patristique, les martyrologes, les vies de saints, les actes des premiers conciles, les écrits apologétiques et polémiques représentent la majeure partie de cette brillante production. Il s’agit souvent de traductions, dont les originaux ne nous sont pas parvenus et dont nous ne possédons que la version arménienne.

Des œuvres capitales émergent, telle la Vie de Machtotz , de Korium, son disciple. C’est le premier ouvrage original écrit en langue arménienne. Un autre disciple de Machtotz, Eznik, a rédigé un traité théologique et philosophique, Contre les sectes . Cette apologie du christianisme est une réfutation des hérésies, des sectes et des religions païennes. La simplicité et l’élégance du style, la vigueur de la pensée et du raisonnement, l’habileté à exprimer les idées abstraites en une langue, ancienne certes, mais récemment mise à l’épreuve de l’écriture en font «un joyau de la langue classique». Selon le père L. Mariès, «la simplicité et la hardiesse des lignes de ce petit édifice le classent parmi les monuments les plus imposants de la littérature apologétique de cet âge, sans distinction entre la grecque et l’arménienne».

Les historiens

La production littéraire du Ve siècle ne se consacre pas uniquement à la nouvelle religion. Des historiens exaltent le sentiment national et consolident l’instinct de défense et de conservation du peuple arménien.

Si Agathange s’attache à conter, de manière à frapper l’imagination, l’histoire de l’introduction du christianisme en Arménie et à décrire la vie et l’œuvre de saint Grégoire l’Illuminateur, l’apôtre de l’Arménie, Fauste de Byzance, Lazare de Parbi, Élisée et Moïse de Khorène font le récit des événements de leur temps, écrivent l’histoire d’une période ou celle de l’Arménie depuis les origines.

Dans son récit des événements du IVe siècle, Fauste de Byzance s’inspire principalement des légendes et des traditions orales. Si son histoire manque de précision chronologique et n’est exempte ni d’exagérations ni de fabulations, son style savoureux, son souci du détail, son art de situer des personnages, ses descriptions de mœurs en font une peinture saisissante de cette période, remplie de sombres drames.

Au milieu du Ve siècle (451), l’Arménie doit affronter la Perse, sa redoutable voisine, et répondre aux injonctions comme aux promesses qu’elle multiplie pour l’amener à répudier le christianisme et à embrasser le mazdéisme. Depuis près de cinquante ans, l’ardente prédication des nouveaux lettrés avait porté ses fruits. La conscience nationale s’était affermie et la foi chrétienne quelque peu enracinée. Bien qu’il eût défait les Arméniens, conduits par Vardan Manikonian, le Roi des rois dut leur reconnaître le droit de pratiquer leur religion. Aussi purent-ils reconquérir la plupart de leurs libertés et de leurs privilèges. C’est cette histoire que raconte Élisée, témoin attaché à la maison du grand chef Vardan, tué au combat. Exaltation du sentiment national, glorification des martyrs de la religion, cette œuvre est une épopée lyrique riche en effusions, mais aussi un récit vivant, tout en mouvement, écrit dans un style coloré et imagé, d’une pureté et d’une élégance rares; jusqu’au seuil des Temps modernes, son prestige sera grand chez les Arméniens et, avec celle de Moïse de Khorène, elle servira de document de base aux manuels d’histoire.

L’histoire de Lazare de Parbi présente une indiscutable valeur documentaire, surtout pour la période qui immédiatement suit la guerre contre les Perses. Historien scrupuleux et sobre, Lazare de Parbi ordonne son récit et fait parler ses personnages. Si son style n’a pas l’éclat de celui d’Élisée, ni la verve de celui de Fauste de Byzance, son œuvre reste précieuse pour les érudits.

Mais, aux yeux des Arméniens, c’est Moïse de Khorène qui reste le père, le fondateur dont l’ombre domine le devenir de l’existence nationale. Il a composé l’histoire de l’Arménie depuis Haïk, le patriarche de la nation. Le récit s’enfonce dans les temps bibliques, dans les plus anciennes traditions, s’inspire des vieux chants et des fables populaires, s’appuie sur les documents et les ouvrages historiques du temps. Ce poème, qui recueille les traditions orales des époques les plus reculées, est la somme qui a animé et nourri les lettres arméniennes pendant près de quatorze siècles. Et ce monument littéraire est l’œuvre d’un écrivain de race. Pour Moïse de Khorène, il s’agissait, après les malheurs de la patrie dans la seconde moitié du Ve siècle, de ranimer et de retremper aux sources la foi et l’espérance patriotiques. C’est une chronique d’ensemble et un chant de gloire en l’honneur du peuple arménien. Aucune œuvre n’a été aussi sujette que celle-ci aux controverses récentes. Il reste que les personnages créés par Moïse de Khorène ont acquis, au cours des siècles, figure humaine et les événements qu’il a racontés ont pour ainsi dire une réalité charnelle. Son livre constitue une source de renseignements indispensables aujourd’hui encore.

Tous ces auteurs étaient des religieux et l’Église elle-même, pour des raisons pastorales, présidait à la naissance de la littérature écrite. Il était naturel que ce renouveau marquât une cassure avec la poésie épique et populaire de la période païenne et, pourtant, on trouve dans toutes ces œuvres des fragments, des allusions, des passages qui rappellent en filigrane les traditions poétiques de l’Arménie antique.

Au cours des siècles suivants, les écrits religieux représentent la quasi-totalité de la littérature, donnée en une langue qui subit des fluctuations et accuse parfois assez fortement l’influence du grec. Les controverses doctrinales, les querelles christologiques en constitueront les principaux sujets. Le triomphe du christianisme avait libéré l’Arménie de la menace d’assimilation. Le refus du concile de Chalcédoine par l’Église arménienne a condamné à l’isolement le clergé, qui cherchera dans les Églises monophysites orientales sa nourriture spirituelle et les armes qui seront utilisées dans les virulentes polémiques de l’époque.

Le siècle des belles traductions et des grands historiens, qu’on a appelé l’âge d’or de la littérature arménienne, est suivi d’une longue période qui donne des œuvres de moindre qualité littéraire. À côté d’une copieuse production de textes chrétiens, on compte des œuvres de bon nombre de chroniqueurs qui consignent les événements de leur temps. L’Arménie était d’abord le théâtre de guerres interminables entre Byzance et la Perse, puis d’invasions arabes qui portaient leurs méfaits jusque dans le nord du pays.

La poésie chrétienne

Au Xe siècle apparaît la grande figure de Grégoire de Narek. Son Livre des lamentations , en prose rythmée, est une suite de soliloques proférés devant Dieu, «paroles à Dieu du plus profond du cœur». Ce moine mystique, déchiré par le sentiment du péché, torturé par la certitude de son indignité et la crainte de sa damnation, exhale sa détresse et son angoisse en des cris dont le sombre lyrisme a été peu souvent atteint. Rarement, art saura tirer toutes les ressources d’une langue, créer une telle profusion d’images et de visions pour exprimer l’épouvante et l’espérance.

En raison de l’extrême malléabilité de la langue arménienne, largement exploitée par le poète, du verbe incantatoire qui sublime cette prose en une admirable musique, aucune traduction ne saurait donner une idée, même approximative, de la beauté et de l’importance de cette œuvre.

Dans ses poésies allégoriques, Grégoire de Narek révèle un vif sentiment de la nature, un réalisme d’une sensibilité frémissante, qui en font le précurseur de la poésie profane des siècles suivants.

Une poésie religieuse s’est développée dès le Ve siècle, en traductions ou en œuvres originales, souvent imitées des modèles grecs ou syriaques. On y relève parfois des créations d’une belle inspiration, tels les hymnes du patriarche Komitas (VIIe s.).

La poésie du patriarche Nersès le Gracieux (XIIe s.) atteint une grâce, une élégance, une simplicité et une vivacité telles que son auteur est considéré comme une des grandes figures de la poésie arménienne. Dans ses petits poèmes, il n’a pas dédaigné l’usage de la langue vulgaire, de la langue parlée par le peuple, dont le triomphe ne sera définitif que beaucoup plus tard.

La poésie profane

L’usage du parler populaire se répand timidement à partir du XIIIe siècle. La production littéraire manifeste aussi une plus grande diversité de genres. À côté des œuvres didactiques et des chroniques, on voit apparaître les fabulistes, les auteurs traitant de médecine, de droit, d’agriculture. Avec le XIVe siècle commence la période la plus sombre de l’histoire arménienne. Depuis longtemps déjà, le pouvoir politique, en Arménie proprement dite, s’était écroulé sous les assauts des Seldjoukides, des Mongols, des Tartares. Vers la fin du siècle, le royaume de Cilicie, fondé par les grands féodaux émigrés dans cette région, est détruit à son tour sous les coups des Mameluks d’Égypte. Pourtant, après la disparition des grandes familles princières, une bourgeoisie naissante monte lentement et le peuple se groupe autour de ces nouveaux notables et du clergé.

En s’ouvrant à l’Occident, la période cilicienne offrira de nouvelles perspectives à cette bourgeoisie, d’autre part encouragée, à l’est, par la Perse, soucieuse de prendre sous sa protection les éléments les plus entreprenants du peuple arménien.

En raison de leurs nombreux malheurs, la domination ottomane et persane apparaissait aux Arméniens comme un fait irrévocable. Mais il n’était pas question, pour eux, de renoncer à leur particularisme ethnique. L’Église, la langue et la littérature étaient les armes et le rempart qui devaient maintenir la nation. Les œuvres du passé, sources de la conscience nationale, inspiraient les lettrés. Si ne s’élèvent pas alors de grands monuments littéraires, on assiste en revanche à un renouveau de la poésie populaire qui n’est plus l’apanage des clercs. Des poètes religieux, s’émancipant des disciplines séculaires, expriment des sentiments plus personnels. Les troubadours – les achoughs – reprennent la tradition de la poésie antérieure au christianisme, interrompue et masquée par le prosélytisme religieux et la prédominance ecclésiastique. Utilisant les formes les plus variées de la prosodie, leurs vers et leurs chansons touchent à tous les thèmes lyriques. Ni les développements didactiques et édifiants, ni les sujets inspirés des Écritures ne sont exclus. L’amour, la mort, le patriotisme, l’absence, les chants d’émigrés, la vanité du monde, son injustice et ses inégalités, la joie et les plaisirs, le sentiment de la nature alimentent cette poésie. L’allégorie, la satire, la complainte, la fable lui donnent ses formes les plus variées. Certains morceaux sont de petits chefs-d’œuvre par l’éclat des images, le rythme alerte, le réalisme robuste ou la bonhomie malicieuse. Au XIIIe siècle, dans des vers bien venus, Frik ne craint pas, s’élevant contre Dieu, de dénoncer l’injustice du sort et la cruauté des puissants. Les chants d’amour de Nahabed Koutchak (XVIe s.) font de lui le plus célèbre des troubadours, dont Sayat-Nova sera, au XVIIIe siècle, un des brillants représentants.

Une période de décadence

Ces poètes employaient le plus souvent la langue populaire, diversement marquée par les idiomes régionaux. Dès le XIIIe siècle, la langue classique, celle de la liturgie et des premiers grands historiens, reculait devant la langue vulgaire. Bien qu’elle ait perdu de sa pureté primitive, elle restait cependant en usage dans les écrits doctrinaux et érudits, au demeurant de moins en moins nombreux. Au XVIIe et au XVIIIe siècle s’amorce un réveil, par le nombre et la diversité des ouvrages produits: chroniques, traductions des langues occidentales, écrits théologiques, liturgiques, historiques, géographiques, qui tous ont un caractère didactique et pratique. Mais il ne paraît plus d’œuvre proprement littéraire. La production de cette époque est du reste exportée, les Arméniens s’étant progressivement dispersés dans les grands centres de l’Orient et de l’Occident.

Les œuvres les plus importantes de la littérature classique arménienne appartiennent donc à l’époque antérieure au Xe siècle. Après de longs siècles de stagnation et des périodes de timide renouveau, une véritable renaissance littéraire s’est cependant produite au XIXe siècle.

Littérature moderne

Le XIXe siècle

La grande dispersion des intellectuels qui se produit au cours du XVIIIe siècle laisse l’Arménie mutilée et désorientée. Ceux qui pensent ont quitté cette terre malheureuse pour fonder en Europe des foyers destinés à préserver et à perpétuer l’héritage culturel. Telle la congrégation fondée par l’abbé Mekhitar, qui s’adonne à la traduction en arménien des grandes littératures européennes. Les deux foyers les plus vivants de cette congrégation se trouvent à Venise et à Vienne. Si certains pères mekhitaristes sont tentés par la création poétique, la plupart se tournent résolument vers des travaux d’érudition. On leur doit de savantes grammaires, des dictionnaires, des ouvrages retraçant les grands moments de l’histoire arménienne. Les mekhitaristes sont avant tout des traducteurs; mais ils transposent aussi les œuvres de l’ancienne langue (grabar ) en arménien vulgaire. Pourtant, les pères travaillent en milieu clos et leurs efforts ne profitent guère qu’à eux. Leur insatiable curiosité ne se double pas d’un élan créateur et, dès qu’ils écrivent des poèmes, leur vaste érudition semble les paralyser. Ce n’est pas le grand poème épique Haïk le héros qui fait la renommée du père Pakradouni, mais ses travaux de grammairien et de traducteur. Les pères ne savent pas, non plus, ressusciter l’histoire. Leur littérature est figée et se réfère toujours aux grandes œuvres du Moyen Âge arménien, qu’elle démarque. Toutefois, leurs travaux d’érudition, leur action didactique et pédagogique ont été pour beaucoup dans le réveil culturel et plus particulièrement dans l’essor de la littérature arménienne à partir du XIXe siècle.

Au début du siècle, l’Arménie connaît une aube nouvelle après la longue nuit de l’isolement et de la souffrance. Pourtant les Russes apparaissent dans le Caucase et se heurtent de nouveau aux Perses et aux Turcs. En 1828, une partie de l’Arménie – dont la plaine d’Erevan – devient terre russe. Désormais, le pays sera scindé en deux: d’un côté l’Arménie turque sensible à l’influence occidentale et surtout française; de l’autre l’Arménie russe tournée vers l’empire des tsars. Cette dernière se défait facilement des restes de l’ancienne langue et adopte le dialecte d’Erevan. L’instauration d’une langue vraiment populaire est en revanche plus difficile en Arménie turque, où les traditions sont plus tenaces. Cependant, grâce à l’influence des journaux, et spécialement du Massis , la langue vulgaire (astarabar ) ne tarde pas à s’imposer. C’est alors le triomphe de la langue du peuple sur une langue savante, instrument de quelques écrivains scolastiques, ennemis du progrès. La littérature arménienne entre dans une phase nouvelle; elle peut désormais se développer avec fraîcheur et liberté. Aux badvéli , prétentieux faiseurs de vers, succèdent de nouveaux poètes influencés par le romantisme: Bechiktachlian (1828-1868) et Terzian (1840-1909). Grâce aux nombreuses traductions de pièces étrangères, le théâtre connaît ses premiers essais qui, s’ils sont médiocres, n’en révèlent pas moins le goût naissant des Arméniens pour cet art. Mais la figure qui domine alors la littérature arménienne est un poète mort à vingt ans, Bédros Tourian (1852-1872). Né dans la misère et poursuivi par le destin, Tourian eut le temps de crier sa révolte et de l’immortaliser dans des pièces et dans des poèmes dont le plus attachant est Complaintes .

es écrivains de cette période exaltent le souvenir de l’Arménie historique. En Arménie russe, une littérature fougueuse s’affirme dont le fondateur est Khatchadour Abovian (1804-1848). L’influence de ce dernier ne se manifesta pas tout de suite. C’est en 1858 qu’est publiée son œuvre maîtresse: Les Plaies de l’Arménie. Achevé en 1841, ce roman est également un manifeste. Abovian y invite le peuple à sortir de sa torpeur séculaire pour conquérir sa liberté. Cette œuvre, où ni la race ni la foi ne sont mises en question, a un grand retentissement. Elle marque la naissance, depuis longtemps désirée, d’une littérature réaliste et c’est la première œuvre artistique écrite en arménien moderne. L’influence d’Abovian se fait sentir sur Michael Nalbandian (1829-1866). Polémiste comme lui, il sera exilé pour ses idées révolutionnaires. Il invente un ton nouveau repris par le grand romancier Raffi (1835-1888). Tout en racontant la vie des Arméniens de Perse et de Turquie, Raffi puise son inspiration dans l’histoire nationale, met en lumière son passé glorieux et s’attache à attiser la révolte du peuple contre le joug ottoman. Le Fou , Les Étincelles , Samuel et Tchalaladdine comptent parmi les meilleures créations d’une œuvre abondante. Un autre écrivain de l’Arménie russe, Avétis Aharonian (1866-1947), a acquis une grande réputation par ses récits impressionnants de l’oppression que subissait la population de l’Arménie turque. Le théâtre révèle enfin un auteur original, Gabriel Soundoukian (1825-1912). La scène constitue pour lui un tremplin pour former le peuple. Il écrit de nombreux vaudevilles, mais ce sont ses comédies qui font de lui le plus grand classique du théâtre arménien. La Panique , Encore une victime et Pepo sont autant de condamnations d’une société fondée sur l’inégalité. Ces pièces ne perdent cependant pas leur caractère proprement arménien.

Les symptômes précurseurs de grands changements apparaissent en Russie. Les Arméniens n’y restent pas insensibles. De nombreux écrivains vont d’ailleurs jouer un rôle important au sein des luttes populaires; ils feront le lien entre la tradition nationale et la révolution soviétique. Avec Hovhannes Hovhannessian (1864-1929), une nouvelle poésie lyrique prend naissance. Son recueil Poésies a un grand retentissement; aux motifs populaires des poèmes se mêlent déjà des thèmes révolutionnaires. Mais le véritable interprète de l’esprit arménien est un autre poète, Hovhannes Toumanian (1869-1923). Le folklore et la légende donnent à sa poésie fougue et fraîcheur. Sa contribution à la renaissance de la vieille épopée nationale, le roman épique David de Sassoun , est importante. C’est tout le pittoresque de l’Arménie qu’il révèle dans Anouche , peinture vivante des mœurs et des coutumes du pays ancestral. Sans trahir l’âme profonde de l’Arménie, il sait lui faire épouser l’idéal révolutionnaire. Il sera l’un des premiers à saluer la création de la nouvelle république soviétique d’Arménie en 1920.

Chez les Arméniens occidentaux (Turquie), une activité littéraire intense se manifesta au cours du dernier quart du XIXe siècle. Groupés autour du quotidien Haïrénik (La Patrie) et de Massis , devenu mensuel, Arpiar Arpiarian, Lévon Pachalian, Tigrane Gamsaragan, Archag Tchobanian et notamment Krikor Zohrab, brillant nouvelliste, fortement influencés par la littérature française, furent les initiateurs du mouvement qu’on a appelé le Réalisme littéraire arménien. Zohrab fut massacré en 1915. Tchobanian, parti très tôt en France, fonda à Paris la revue Anahit et continua son œuvre jusqu’à sa mort, en 1954. Le groupe se dispersa en 1895-1896, à la suite des massacres qui débutaient.

Le XXe siècle

Après la proclamation de la Constitution ottomane en 1908, des centaines d’intellectuels arméniens qui s’étaient réfugiés hors de Turquie regagnèrent ce pays. Une vive activité culturelle et littéraire reprit chez les Arméniens. Un poète de génie, Daniel Varoujan (1884-1915), demeure le symbole de cette époque. Il sait couler la violence de sa passion dans une langue raffinée. Poète d’Éros, il est aussi le chantre du peuple, dont il veut que la douleur soit sans désespoir. Les Chants païens , Les Frissons et Le Cœur de la race sont ses chefs-d’œuvre. Au nom de Varoujan est lié celui de Siamanto (1878-1915). Les deux poètes ont trouvé la même mort atroce dans les massacres turcs qui allaient suivre. Siamanto élève la voix pour rallumer les flambeaux d’amour et d’espoir de sa patrie. Medzarentz (1886-1908) a été trop tôt emporté par la maladie pour connaître le sort de Varoujan et de Siamanto; à côté de ces poètes militants, il est le chantre de l’amour pur. Avec la publication, en 1914, de la Résurrection miraculeuse par Vahan Tékéyan (1878-1945), un grand poète s’était révélé. Momentanément absent de Constantinople, il a échappé aux massacres de 1915 et put poursuivre son œuvre dans la diaspora. Ce fut également le cas de Hagop Ochagan (1883-1947) qui s’était fait connaître vers 1910 avec ses contes et articles de critique. Sauvé des massacres de 1915, il a produit la plus grande partie de son œuvre dans la diaspora. Ses romans, Les Restants (les survivants), Le Pot de terre troué , et surtout son monumental Tableau de la littérature arménienne occidentale en dix volumes, analyse pénétrante et sans concession de la littérature arménienne moderne, en font la figure dominante de cette littérature. Cette brillante flambée des lettres arméniennes occidentales pendant les années qui suivirent l’illusoire Constitution de 1908 fut de courte durée et la dernière. La déclaration de la Première Guerre mondiale en 1914 permit au gouvernement turc de régler leur compte aux Arméniens. Il décida de supprimer la population arménienne de Turquie. En 1915 plus de deux millions d’Arméniens furent déportés vers les déserts du Sud. Les deux tiers de ce peuple furent massacrés. Ainsi prit fin la littérature arménienne occidentale.

La création de la nouvelle république soviétique d’Arménie, en novembre 1920, est saluée par Toumanian et Hovhannessian et les écrivains de la première révolution de 1905: Akop Akopian (1865-1935) qui soutient par ses poèmes la lutte ouvrière; Chouchanik Kourghinian (1876-1927), dont le chant se fait l’écho de la souffrance et de la misère du peuple; Vahan Terian (1885-1920) dont les poèmes sont inspirés par l’espoir qu’éveille en lui la révolution. Dès 1922, Tcharentz, Azat Vchtouni et Guenork Abov signent la Déclaration des Trois , qui appelle une ère nouvelle de la littérature, l’ère prolétarienne. Élisée Tcharentz (1897-1937) a assisté avec enthousiasme à la montée de la vague populaire et a chanté la révolution. Romancier, il se plaît à faire une satire des nationalistes dachnaks vaincus, dans Le Pays de Naïri , écrit en 1923, à une date où la rébellion nationaliste devant la soviétisation du pays a été réprimée. Souvent comparé à Maïakovski, Tcharentz nourrit sa poésie aux sources lyriques du Moyen Âge arménien pour la faire s’épanouir dans le réalisme. Victime du stalinisme, il meurt en pleine force créatrice, laissant un riche héritage où se distinguent des œuvres poétiques comme Poème héroïque , L’Aurore épique et L’Oncle Ali .

L’Arménie soviétique ne tarde pas à attirer des écrivains qui veulent retrouver la terre ancestrale. Avedis Issahakian (1875-1957) qui, dans son poème Abou-Lala-Mahari , se faisait en 1903 le miroir du peuple déchiré, donne à sa poésie un nouvel élan d’enthousiasme dès qu’il prend contact avec l’Arménie nouvelle. Alexandre Chirvanzadé (1858-1935) aime à faire dans ses romans la chronique de la vie arménienne à la fin du XIXe siècle. Il écrit pour le théâtre une célèbre satire politique, L’Allié de Morgan. Il est le continuateur de Soundoukian à la scène et de Raffi dans le roman. Le poète Hovhannes Chiraz (né en 1914) n’a pas connu les soubresauts de la révolution et œuvre sans trahir un atavisme lyrique et nostalgique. Le Chant de l’Arménie forme une des meilleures œuvres parmi celles que produit une pléiade de poètes où s’illustrent plus particulièrement Guevorg Emine (né en 1918), Maro Margarian (née en 1916), Sylva Kapoutikian (née en 1917) et Vagharchak Norentz (né en 1903). Naïri Zarian (né en 1900) introduit dans la poésie le thème kolkhozien. Il célèbre les hommes nouveaux, constructeurs de la patrie rajeunie. À ses qualités de poète s’ajoutent des dons de conteur. Mais la poésie se révèle différente de celle des siècles précédents. Le ton des lamentations a disparu, les plaies ont eu le temps d’être pansées, et c’est le thème soviétique qui s’impose. L’influence de Maïakovski est perceptible dans la jeune poésie, dont le principal représentant est P. Sevak. Les poètes ont le sentiment de vivre dans un monde nouveau et rêvent d’un avenir pacifique, qui compenserait enfin l’histoire sanglante de leur patrie. Si la poésie capte ainsi les forces vives de la littérature nationale, elle n’est pourtant pas la seule forme dans laquelle s’illustrent les écrivains. Un aîné comme Derenik Demird-jian (1877-1956) décrit dans ses récits et dans ses drames l’homme nouveau qu’a forgé le socialisme, mais il excelle surtout dans le roman historique – dont la Seconde Guerre mondiale et les années qui suivirent ont marqué le renouveau –, notamment dans son Vardanank , tiré de l’histoire nationale du Ve siècle. On trouve dans la même veine Le Roi Pap de Stépan Zorian (1889-1967), et plus récemment les romans de Séro Khanzadian (né en 1915) dont le Généralissime Mekhitar connut une grande vogue. Un des grands noms de la littérature arménienne moderne est Zabel Essayan, née à Constantinople en 1878; elle a publié Dans les ruines , récits des massacres d’Adana en 1909, les romans Mon âme en exil , La Dernière Coupe , Heures de détresse , etc. Fixée en Arménie soviétique en 1934, elle y a publié, entre autres, Les Jardins de Silihtar , La Chemise de feu . En 1943, elle fut victime des purges staliniennes. Vahan Totoventz, né également en Turquie (1894-1938), s’est installé en Arménie soviétique après avoir séjourné aux États-Unis; ses principaux romans sont Les Fleurs bleues , Les Colombes , La Vie sur l’antique voie romaine . Lui aussi fut victime du stalinisme. Movsès Arazi (1878-1964) a une nombreuse production surtout en nouvelles et récits, ainsi qu’une volumineuse étude sur Israël Ori, patriote arménien du XVIIIe siècle. Gourguen Mahari (1903-1969), après de nombreux recueils de poésie, s’est consacré à la prose; son œuvre principale, Les Jardins qui brûlent , est une saisissante évocation de sa ville natale, Van, en Arménie turque, les Jardins étant la partie de la ville uniquement habitée par des Arméniens. Axel Bagountz (1899-1937) s’était révélé comme l’un des meilleurs prosateurs de l’Arménie soviétique. Après avoir publié Le Cheval blanc , Les Noyers de la fraternité , La Violette alpestre , etc., il fut victime des purges.

Vartkès Pétrossian, premier secrétaire de l’Union des écrivains soviétiques d’Arménie, est né en 1932. Ses œuvres principales sont La Dernière Nuit , Croquis inachevés , Années vécues et non vécues , Esquisses arméniennes , Le Noyer solitaire . Vahakn Davtian (né en 1922) poursuit une vaste production poétique dont les principaux titres sont Le Matin du monde , Dans les montagnes de l’aube , Tonnerre d’été , La Chanson du vin , Fumée du foyer . Razmig Davoyan (né en 1940) est un des nouveaux poètes d’Arménie soviétique qui a publié Entre les ombres , Requiem , Le Massacre des croix , Ouvre ton écorce . Matevossian Hrand (né en 1935), nouvelliste et scénariste, a publié Août , C’est nous, nos montagnes , etc. Berdj Zeitountzian (né en 1938) est romancier et dramaturge, auteur de Les Voix de notre quartier , Loin de nous , Comédie sans personnages , Pour Paris , etc.

Tous ces nouveaux écrivains, avec bon nombre d’autres de leur génération, ont des préoccupations et des curiosités nouvelles, orientées vers des problèmes humains.

Après la tragédie de 1915, les rescapés et les survivants des Arméniens occidentaux, dispersés un peu partout, et principalement au Liban, aux États-Unis et en France, développent ce qu’on a appelé la littérature diasporique. Des livres, des revues, des hebdomadaires, des prix littéraires soutiennent cette littérature. Hamasdegh, Antranik Zaroukian, Chahan Chahnour – connu dans la littérature française sous le nom d’Armen Lubin (l’auteur arménien de Retraite sans musique est en effet aussi l’émouvant poète français du Passager clandestin , de Sainte-Patience et de Transfert nocturne ) –, Zareh Vorpouni, Vahram Mavian, Vazkène Chouchanian, Aram Haîgaz... ont animé et animent cette littérature, ayant comme thème majeur la survie de leur peuple et la recherche de la justice qui lui est due.

3. L’art arménien

Les tribus indo-européennes venues du haut plateau anatolien se trouvaient, de par la situation géographique du pays, placées entre deux domaines culturels différents: d’une part les civilisations asiatiques, d’autre part les civilisations méditerranéennes, qui jouèrent, mais à des degrés divers, un rôle dans le développement de l’Arménie.

Les fouilles n’ont encore mis au jour ni monuments ni œuvres d’art des siècles qui suivirent l’installation des Arméniens; il n’est guère possible, dès lors, de déterminer ce que la tradition arménienne a pu conserver de l’art ouartien, ni de saisir quels ont pu être les apports de l’art achéménide. Avec les conquêtes d’Alexandre, l’Arménie entre dans l’orbite du monde hellénistique dont l’influence se maintient pendant longtemps. La ville de Tigranocerte, fondée par Tigrane II au Ier siècle avant Jésus-Christ au moment de la plus grande expansion de l’Arménie, était un centre de culture grecque où des acteurs grecs jouaient des pièces d’Euripide; le roi Artavazd II, fils de Tigrane, était réputé pour les tragédies et les récits qu’il avait lui-même composés. Au dire de Moïse de Khorène, des statues de divinités importées de Grèce ornaient quelques-uns des temples arméniens, et le seul fragment connu à ce jour, la tête d’une statue de déesse découverte à Erzinjian (l’ancienne Erez), est effectivement une œuvre grecque. Non loin d’Erevan, le temple de Garni, dont les ruines sont conservées, est un temple périptère de type hellénistique et, au palais de Garni, sur la mosaïque formant le pavement du bain, les divinités marines de la mythologie grecque sont désignées par des inscriptions grecques.

Pour autant qu’on puisse en juger par ces quelques vestiges, un art de caractère national ne commença à se former qu’après cette période, et c’est tout particulièrement dans le domaine de l’architecture que cette individualité s’est le mieux exprimée.

Les œuvres artistiques appartiennent à deux périodes distinctes: la première va du début de la conversion au christianisme jusqu’aux années qui suivent la conquête arabe (640); mais, en fait, les monuments conservés ne sont guère antérieurs au Ve siècle; la seconde période comprend des monuments qui s’échelonnent de 885 (l’Arménie recouvre son indépendance avec l’accession au trône du roi Achot Ier) à la fin du XIVe siècle.

Première période: Ve-VIIe siècle

Architecture

Pour l’architecture arménienne, cette période a été, à bien des égards, la plus créatrice. Les nombreuses églises conservées sont postérieures au partage de l’Arménie entre Byzance et la Perse, mais l’activité architecturale, durant ces siècles, est le fait de chefs, de nationalité arménienne; en effet le pays fut gouverné en grande partie par des Arméniens et les grandes familles féodales avaient conservé leurs domaines. Ce sont ces chefs, ainsi que les catholicos , qui ont édifié les monuments sur lesquels ils se sont parfois fait représenter, et où ils ont fait graver les dédicaces qui permettent de les dater.

Les églises arméniennes sont construites avec les pierres volcaniques du pays qui revêtent souvent des teintes jaunes ou rosées ou même de tonalité plus foncée. Des parements de pierre, relativement minces et soigneusement appareillés, recouvrent un blocage de menues pierres et de mortier. Ce système de construction est employé pour toutes les parties: murs, voûtes, coupoles et même les supports isolés. Ces édifices sont en général de petite dimension, de forme massive et compacte, mais de proportions harmonieuses. L’aspect extérieur ne révèle pas toujours l’agencement de l’intérieur. Les fenêtres cintrées dans les murs sont petites et peu nombreuses; dans les églises à plan central, l’éclairage principal est donné par les fenêtres qui s’ouvrent dans le tambour de la coupole. La sévérité des surfaces extérieures unies est atténuée par les encadrements des portes et des fenêtres, par des arcatures aveugles, par les niches ou renfoncements triangulaires et, de plus en plus, par une sculpture ornementale et même figurative. À partir du VIe siècle, la coupole centrale, recouverte d’un toit conique, sera l’élément caractéristique commun à la grande variété des plans.

Les plus anciens édifices connus à ce jour sont des basiliques voûtées, le plus souvent à trois nefs: dans les uns, de type «oriental», un toit à deux versants recouvre les trois nefs, comme à K’asagh, dans d’autres, de type «hellénistique», la nef centrale s’élève sensiblement plus haut que les nefs latérales, comme à Ereruk. Dans quelques grandes basiliques, à Ereruk, et dans la forme primitive de Dvin et de Tekor, l’édifice était muni de portiques latéraux se terminant par des absidioles ou par des pièces transversales aux côtés de l’abside principale.

À côté du plan basilical qui dérive de la basilique païenne et qui présente plus d’analogies avec le type anatolien qu’avec le type syrien, les Arméniens ont employé de très bonne heure l’édifice à plan central et à coupole, dont les antécédents sont à rechercher parmi les mausolées de la basse Antiquité. C’est ce que viennent de révéler les fouilles récentes à Etchmiadzine; l’église du Ve siècle, dont on a retrouvé les fondations, avait la forme d’une croix inscrite dans un carré avec quatre niches axiales et saillantes, et quatre piliers libres portant la coupole. À partir du VIe siècle, l’église à coupole deviendra le type prédominant, mais ces édifices présentent une très grande variété de plans et les solutions apportées au problème des constructions voûtées y sont diverses. Parmi les plans rayonnants on trouve des quatre-feuilles simples (Arzni, Agarak) et des églises polygonales à huit niches (Irind, Eghvard). À l’église de Zvart’nots, construite par Nersès III entre 644 et 652, une des œuvres maîtresses de l’architecture chrétienne, seule la niche orientale du tétraconque est un mur plein, les trois autres sont des exèdres à colonnes donnant accès à la galerie circulaire. Les arcs supportant la coupole reposaient sur quatre puissants piliers d’une grande hauteur, et l’ensemble de l’édifice s’élevait en trois gradins: celui de la galerie circulaire, celui des voûtes épaulant la coupole, et celui de la coupole elle-même.

Le carré central contre-buté par quatre absides revêt aussi des formes variées. La coupole sur trompes d’angles recouvre tout l’espace intérieur, elle est portée par huit arcs qui reposent sur les points de croisements des murs droits et des absides. À Mastara et à Art’ik (VIIe s.), l’abside orientale est flanquée de deux pièces latérales, et seules les trois autres absides se projettent à l’extérieur. L’église de Sainte-Hrip’simé à Vagharchapat (618), aux proportions harmonieuses, présente une variante typiquement arménienne: quatre petites niches outrepassées se logent sur les diagonales entre les quatre absides axiales, semi-circulaires, et elles communiquent avec des pièces d’angle carrées. La coupole recouvre de nouveau tout l’espace central, et les arcs reposent sur les points de croisement des absides et des niches outrepassées. À l’extérieur, des renfoncements triangulaires, particulièrement profonds sur les façades nord et sud, marquent les contours des absides axiales. Par contre à Avan (de 590 à 611), où les pièces d’angle sont circulaires, toutes les parties de l’édifice sont noyées dans l’épaisseur des murs, et le tracé rectangulaire de l’extérieur ne donne aucune idée de la complexité de l’agencement intérieur.

Dans une autre variante du carré contrebuté par quatre absides, les supports de la coupole sont des piliers isolés, en avant des absides (Bagaran, Etchmiadzine); ces piliers qui divisent le carré central en trois nefs et les voûtes en berceau dans les deux axes donnent à l’église l’apparence d’une croix inscrite dans un carré. Cette croix inscrite se dessine clairement dans les églises de plan
longitudinal, comme celles de Mren et de Sainte-Gayané à Vagharchapat. Dans d’autres édifices de plan longitudinal mais à nef unique, comme Ptghni, T’alich et Choghakat’, les arcs qui portent la coupole reposent sur des pilastres ou des murettes adossés aux murs latéraux. On voit enfin à cette époque plusieurs variantes du plan triconque; le plus bel exemple en est la grande église de T’alin où la coupole sur pendentifs est portée par quatre arcs reposant sur des supports isolés.

Cet aperçu des principaux types d’églises des VIe et VIIe siècles montre le caractère de cet art qui, en même temps que la variété des formes et leur adaptation aux besoins de la liturgie, cherche de nouvelles solutions aux problèmes d’équilibre des masses et de construction des voûtes. Des édifices civils construits pendant cette même période, il ne nous reste que les ruines des palais épiscopaux de Dvin et de Zvart’nots, et deux salles à T’alich.

Sculpture

L’architecture de pierre se prêtait admirablement au décor sculpté qui orne les linteaux et les tympans, les arcs qui encadrent les fenêtres, et les écoinçons des arcatures aveugles. Il faut noter particulièrement les représentations figuratives, l’Arménie étant, avec la Géorgie, le pays où de telles sculptures se sont développées plus que partout ailleurs à cette époque. À côté des thèmes religieux, images des anges, du Christ et des saints debout (Mren) ou dans des médaillons (Ptghni), on voit apparaître les thèmes profanes. À Mren, les portraits des donateurs en attitude de prière flanquent le groupe du Christ et des saints figurés sur le linteau. À Ptghni, le donateur, représenté à cheval, attaque un lion, et un autre homme, à pied, perce un griffon de sa lance; ces sujets se rattachent au thème de la chasse royale de l’art sassanide et se perpétueront en Arménie jusqu’à une époque tardive. À l’église de Zvart’nots, l’architecte, identifié par l’inscription, et les ouvriers qui ont participé à la construction sont représentés dans les écoinçons des arcs. On observe dans ces sculptures un souci de vérité dans les détails du costume ou des éléments secondaires, mais par contre peu d’intérêt pour la réalité physique du corps humain. Les personnages sont représentés dans des attitudes hiératiques, les draperies tombent en plis serrés qui tendent à créer des motifs géométriques, ou bien la surface est tout à fait plane, sans modelé.

Dans le décor ornemental, les motifs géométriques tiennent moins de place que les éléments floraux. On a employé l’acanthe, très stylisée, et surtout le rinceau de vigne, animé de personnages cueillant le raisin (linteau de Dvin), ou se déroulant aux côtés de la croix flanquée de cerfs (linteau de K’asagh). Les branches de grenadiers, aux fruits symétriquement disposés, se courbent pour garnir les arcatures aveugles (T’alin). Des animaux ornent les chapiteaux. À Zvart’nots ce sont de grands aigles, d’un beau relief, aux ailes largement déployées; ailleurs, on a figuré des quadrupèdes. À Ptghni des oiseaux sont logés dans des arcs outrepassés.

La sculpture funéraire de cette première période relativement peu connue constitue un chapitre original de l’art de l’Orient chrétien. À l’hypogée royal d’Aghts, daté de 368, nous trouvons un premier exemple du thème du personnage combattant des animaux, et aussi un exemple ancien de Daniel dans la fosse aux lions. Les monuments les plus intéressants sont, d’une part, les stèles en forme d’obélisque, élevées auprès des édifices funéraires, parmi lesquelles le double «obélisque» d’Odzoun revêtu de reliefs particulièrement importants, et, d’autre part, des stèles plus petites formées de blocs rectangulaires fixés sur des bases cubiques et ornés de reliefs sur leurs quatre faces. En plus des représentations de la croix, du Christ, de la Vierge, de quelques scènes du Nouveau et de l’Ancien Testament qui se rattachent au répertoire de l’art funéraire paléochrétien, les sculpteurs ont figuré des sujets arméniens, à savoir les images du roi Tiridate sous l’aspect porcin qu’il avait revêtu avant sa conversion, et celle de saint Grégoire l’Illuminateur qui le convertit. La survivance d’anciens thèmes mésopotamiens, comme celui de Gilgamesh, se laisse deviner dans le traitement de Daniel entre les lions; d’une manière générale, le style et la facture de ces sculptures s’écartent de la tradition classique.

Peinture

Un texte arménien du VIIe siècle fait état des scènes du Nouveau Testament et des vies des saints qui ornaient l’intérieur des églises mais de rares fragments, aux couleurs passées, sont les seuls témoins de la peinture pariétale. Comme dans d’autres pays de l’Orient chrétien à la même époque, un sujet théophanique ornait l’abside: à Lmbat et à T’alin on avait représenté la vision d’Ézéchiel. À T’alin et à Mren, on distingue aussi, sous la conque de l’abside, les apôtres debout dans l’hémicycle et, à la douelle de l’arc triomphal, des portraits de saints, en buste, dans des médaillons. Deux feuillets illustrés, reliés à la fin d’un manuscrit du Xe siècle, l’Évangile d’Etchmiadzine , nous permettent de mieux connaître le style de la peinture de cette période, style sévère qui ne manque pas de grandeur. L’une de ces miniatures, l’Adoration des mages, est d’un intérêt particulier, car on y trouve le reflet des deux traditions artistiques qui jouèrent un rôle dans la formation de l’art arménien: par l’attitude et le physique caractéristique de l’un des mages, les genoux écartés, la tête vue de profil, cette peinture s’apparente aux œuvres sassanides, tandis que le fond architectural conserve le souvenir du type de décor hellénistique perpétué dans l’art paléochrétien.

Seconde période: IXe-XIVe siècle

Dans l’Arménie affranchie de la domination arabe, l’unité nationale ne put être conservée; cet état de choses où chaque souverain voulait rivaliser avec son voisin fut favorable à la création de plusieurs centres artistiques. Les royaumes les plus importants étaient celui des Bagratides dont la capitale fut transférée en 961 à Ani, ville où furent édifiés de nombreuses églises, des palais, et qui fut entourée d’une double enceinte, et celui de Vaspourakan qui jouit d’une période brillante, notamment sous le règne de Gagik Ier (914-943); ce roi dota l’île d’Aght’amar et les villes sur les bords du lac de Van d’importantes églises et monastères. Les autres souverainetés étaient le royaume de Kars, à l’ouest d’Ani; au nord, celui de Lori, avec les monastères de Sanahin et de Haghbat; et, à l’est, la principauté de Siounik’, dont le centre religieux se trouvait au monastère de Tat’ev. L’activité artistique interrompue par la conquête seldjoukide au milieu du XIe siècle reprit un siècle plus tard, lorsque, à la faveur des victoires remportées par les armées géorgiennes, le pays fut gouverné par les féodaux arméniens sous suzeraineté géorgienne. Pendant cette même période, les Arméniens qui avaient fui l’invasion seldjoukide s’étaient peu à peu établis sur les bords de la Méditerranée en Cilicie. D’abord baronnie, puis érigé en royaume en 1198, ce nouvel État joua un rôle important dans les affaires de l’Orient méditerranéen et fut un foyer actif de la vie nationale jusqu’à la conquête égyptienne en 1375.

Architecture

Les architectes reprennent, en les modifiant, la plupart des variantes de l’édifice à coupole, à plan central, qui avaient été créées pendant la première période: triconques de petites dimensions comme à Sevan; tétraconques avec compartiments périphériques logés dans l’épaisseur des murs (Khtzkonk’); hexagones ou octogones à absides semi-circulaires (Ani: églises du Sauveur et de Saint-Grégoire d’Aboughamrents). Le type de Zvart’nots se retrouve, avec peu de différences, dans l’église de Saint-Grégoire d’Ani, construite par le roi Gagik en l’an 1000, tandis que le type de Sainte-Hrip’simé a servi de modèle à l’église des Saints-Apôtres d’Ani du début du XIe siècle. L’église de la Sainte-Croix, construite par le roi Gagik sur l’île d’Aght’amar (de 914 à 921), présente une autre variante de ce type d’édifice, c’est-à-dire du tétraconque muni de chapelles latérales. L’édifice longitudinal, où la coupole est portée par des arcs qui reposent sur des piliers adossés aux murs ou sur des murettes, jouit d’une grande faveur (Chirakavan, Marmachen, Haghbat, Sanahin, etc.).

Mais il faut surtout signaler les formes qui ont été créées et les recherches qui ont abouti à de nouvelles solutions des problèmes structuraux. La cathédrale d’Ani, construite entre 989 et 1001 par l’architecte Tiridate (qui avait reconstruit la coupole effondrée de Sainte-Sophie de Constantinople), est une église en forme de croix inscrite où l’élan vertical est plus prononcé que dans les églises antérieures: les quatre piliers qui supportent la coupole sur pendentifs ont des faisceaux de colonnettes reliées les unes aux autres au moyen d’arcs brisés; les voûtes ont également un profil brisé.

La chapelle du Berger à Ani, édifice à trois étages du début du XIe siècle, offre un des exemples les plus anciens de la construction en ogives: les six arcs, à double rangée de claveaux, qui s’élèvent des piliers aux angles du plan étoilé et se rejoignent au centre en une clef de voûte pendante, reçoivent la charge du plafond en pierre et blocage. Le système de construction à nervures, qui anticipe celui de l’art gothique, se développe du XIe au XIIIe siècle. Au problème du support des lourdes couvertures de pierre des grands ensembles monastiques constitués pendant cette période, avec réfectoire, bibliothèque et autres grandes salles, et des vastes porches, ou jamatouns, érigés en avant de l’entrée principale des églises, les architectes proposent des solutions très différentes. Tantôt des murettes s’interposent entre les arcs et la couverture (Ani, porche des Saints-Apôtres), tantôt les arcs portent directement les voûtes appareillées, ou «voûtains», à pans coupés qui recouvrent les travées d’angle (Horomos, Haghbat, Arates-Aysasi). Au-dessus de la travée centrale des jamatouns s’élève une lanterne pyramidale, parfois couronnée par une rotonde de colonnes. Par leur fonction structurale les nervures arméniennes diffèrent des arcs entrecroisés des monuments musulmans qui ont surtout un caractère décoratif, elles préfigurent les recherches poursuivies dans l’architecture gothique.

Parmi les constructions typiques des XIIIe et XIVe siècles, il faut mentionner les grands clochers des monastères et les églises funéraires à étages. À Haghbat, le clocher, de forme très allongée, est un édifice à trois étages avec niches et absides à chaque étage abritant un ou plusieurs autels; la construction est couronnée d’une rotonde de colonnes, comme la lanterne des jamatouns. Les églises funéraires à étages existaient aussi à une époque plus ancienne, mais c’est surtout pendant cette période qu’on en trouve le plus. Le mausolée proprement dit se trouve au rez-de-chaussée, et les services commémoratifs étaient célébrés au premier étage. Les églises funéraires, comme celles de Tat’ev, d’Eghvard, de Noravank’, ont les mêmes proportions élancées que les clochers. D’une manière générale, la silhouette des constructions s’est modifiée, l’aspect massif tend à disparaître et l’accent est mis sur les lignes verticales.

Les témoins de l’architecture civile sont plus nombreux pendant cette seconde période. À la suite du développement du commerce de transit, de nombreuses hôtelleries furent édifiées; ce sont de grandes salles voûtées à une ou trois nefs; à T’alin, une cour à portiques sépare les deux salles voûtées à trois nefs. Enfin, les rois et les princes entourèrent leurs villes de fortifications dont les ruines imposantes se voient encore à Bdjni, à Anberd et surtout à Ani.

Le grand essor de l’architecture religieuse dans la mère patrie contraste avec le peu d’attention que les Arméniens lui ont prêté dans leur nouveau foyer en Cilicie. À juger d’après les rares édifices conservés et les remarques des historiens contemporains, les Arméniens se sont contentés de s’approprier les églises byzantines qui existaient déjà ou d’en édifier de nouvelles, de dimensions modestes et sans grande recherche structurale. Leur effort s’est porté sur la construction de châteaux forts dont l’étude reste encore à faire.

En 1918, J. Strzygowski publiait son grand ouvrage sur l’architecture arménienne; il lui attribuait un rôle primordial dans la création et l’élaboration de la plupart des édifices à plan central et à coupole, et il en suivait le rayonnement à travers l’Europe jusqu’à une époque avancée. Ces théories, dans leur forme extrême, ont été rejetées par la plupart des savants. Les recherches sur l’art de la basse Antiquité et du haut Moyen Âge poursuivies depuis cette date, l’étude de nouveaux monuments révélés par les fouilles ont permis de considérer sous un jour différent les ressemblances entre des monuments élevés dans des contrées éloignées les unes des autres.

Si l’Arménie n’a pas joué le rôle que lui reconnaissait Strzygowski, elle a créé une architecture de grand style qui s’est constamment renouvelée, et qui a pu exercer une certaine influence, dans son voisinage immédiat, et même au-delà, notamment en Grèce et dans les Balkans, dans le développement d’un type d’édifice à coupole sur trompes d’angles.

Sculpture

À la même époque, le décor sculpté s’enrichit. De larges bandes d’entrelacs polygonaux entourent les portes et les fenêtres; aux tympans les enlacements floraux remplacent les schémas linéaires et on y voit plus souvent les images de la Vierge et du Christ. Les arcatures aveugles entourent aussi le tambour de la coupole. À l’église de Saint-Grégoire d’Ani, construite en 1215, des quadrupèdes et des oiseaux jouent au milieu des feuillages dans les écoinçons des arcs des façades. Le monument le plus remarquable est l’église d’Aght’amar sur le lac de Van, exemple unique dans tout l’art chrétien du Xe siècle d’une église dont les façades sont entièrement recouvertes de sculptures. Entre le rinceau de vigne animé de scènes de genre et d’animaux, qui encercle les murs au-dessous des toits, et le rinceau de palmettes au bas des murs, on voit des scènes et des personnages de l’Ancien Testament, les images du Christ et de la Vierge, celles des saints parmi lesquels les princes arméniens martyrisés pour leur foi. Une foule d’animaux réels ou fantastiques, certains représentés en ronde bosse, se mêlent aux figures humaines. À la façade occidentale, le roi Gagik, fondateur de cette église, en offre la maquette au Christ. Ces sculptures en bas relief font corps avec le mur qu’elles tapissent, et les figures hiératiques impressionnent par leur vigueur et leur caractère expressif. À l’église de Sisian, dans la province de Siunik’, décorée également de bas-reliefs figuratifs, le hiératisme est plus accentué, l’aspect des personnages plus lourd.

Les portraits des fondateurs, par exemple à Mren et Ptghni, et maintenant à Aght’amar, ornaient souvent les monuments arméniens. Celui du roi Gagik, en ronde bosse, tenant la maquette de l’église, décorait l’église de Saint-Grégoire qu’il avait fait construire à Ani. À Haghbat, à Haridj et à Sanahin, les statues en ronde bosse des donateurs sont placées dans une niche au-dessus de la porte occidentale; comme il s’agit chaque fois de deux donateurs, ceux-ci sont représentés l’un en face de l’autre, tenant ensemble le modèle de l’église ou l’icône de la Vierge. La simplification de la masse et l’absence de tout modelé de détail confèrent à ces statues l’aspect de bas-reliefs. Le thème ancien du fondateur en cavalier et chassant a été repris à cette époque, et on en connaît plusieurs exemples sur les façades des églises et sur des stèles funéraires.

La sculpture pénètre aussi à l’intérieur des églises et n’est plus réservée aux seuls chapiteaux. À Horomos, une des dalles du tambour octogonal représente une composition abrégée du Jugement dernier, tandis que des motifs géométriques ou végétaux recouvrent les autres; des médaillons, entourés de grecques et de rinceaux, ornent le plafond. À l’église d’Argina des entrelacs couvrent la surface des colonnes. Au monastère de la Vierge blanche, dans la province de Siunik’, on voit représenté le thème byzantin de la Déèsis; au centre le Christ trônant, et à ses côtés d’une part la Vierge et Pierre, de l’autre Jean-Baptiste et Paul.

Les stèles funéraires ou commémoratives, particulièrement nombreuses, diffèrent, et par leur forme et par leur décor, de celles de la première période. Ce sont de grandes plaques entièrement recouvertes d’ornements. Le plus souvent une grande croix, dont le bras inférieur est encadré de feuillages, ou qui repose sur un médaillon orné, occupe le centre; elle est entourée d’une bordure de tresses et d’entrelacs formés par l’entrecroisement de cercles et de polygones. Tout ce décor, exécuté avec la plus grande précision, se détache sur le fond d’ombre de la pierre profondément entaillée et produit l’impression d’une sculpture ajourée. Il existe aussi des stèles à figures, comme celle de Haghbat datée de 1273. Le Christ en gloire entre les anges occupe la partie supérieure, et le crucifiement le corps même de la stèle. En plus des figures habituelles de cette scène, la Vierge et Jean, on voit représentés les donateurs au pied de la croix, et aux côtés, dans des cadres rectangulaires, les douze apôtres. Un entrelacs de palmes recouvre tout l’espace laissé libre par les personnages, et ce type d’entrelacs orne aussi parfois le fond des représentations qui décorent les tympans des églises. Le relief sur deux plans différents, celui des personnages et celui des ornements, témoigne de la grande habileté technique du sculpteur.

Les Arméniens avaient aussi beaucoup pratiqué la sculpture sur bois, mais il en reste peu d’exemples. Les grandes portes des églises et des monastères étaient recouvertes d’entrelacs polygonaux étoilés. Une large bande ornée de rinceaux de vignes, sur les côtés, et d’une suite de cavaliers, dans le haut, entoure la porte du monastère des Saints-Apôtres de Mouch, datée de 1134 (aujourd’hui au musée historique d’Erevan). Les portes de l’église de Sevan, datées de 1176, et de Tat’ev, de l’an 1253, s’inspirent du décor des stèles: des bandes d’entrelacs y encadrent une grande croix. Sur les chapiteaux en bois, qui proviennent sans doute des grandes salles d’apparat des palais, des oiseaux sont affrontés au milieu des feuillages; ailleurs des rinceaux encadrent le motif central de la croix. Des motifs végétaux et géométriques décorent aussi les grands lutrins qui datent des XIIe et XIIIe siècles. Tous ces ornements sont taillés sans modelé et, comme sur les stèles en pierre, les motifs se détachent sur le fond d’ombre.

Les représentations figuratives tiennent plus de place sur les objets d’orfèvrerie, tels les grands reliquaires ou les reliures de manuscrits en argent ou argent doré. Ceux qui ont été exécutés en Cilicie au cours du XIIIe siècle sont les plus remarquables.

Peinture

Il nous reste peu d’exemples de la peinture monumentale. L’église d’Aght’amar était aussi somptueusement décorée à l’intérieur qu’à l’extérieur; le cycle christologique et les portraits des saints qui recouvraient les parois sont conservés en majeure partie, malheureusement les couleurs sont délavées et se détériorent de plus en plus. À Tat’ev, les fragments d’une grande composition du Jugement dernier et d’une scène de la Nativité nous font entrevoir un art plus libre et qui devait être d’une haute tenue.

C’est l’art de la miniature qui nous permet de suivre les différentes étapes de la peinture. Malgré les nombreux désastres et destructions, nous possédons, du IXe siècle à une date tardive, une suite presque ininterrompue de manuscrits illustrés; l’art de l’enluminure était encore en honneur au XVIIe siècle, alors que des ouvrages avaient commencé à être imprimés en langue arménienne en 1512. Après les siècles d’occupation arabe, l’ère d’activité s’ouvre avec une œuvre de premier ordre, l’Évangile dit de la reine Mlk’é , du nom de l’épouse du roi Gagik, qui en fit don au monastère de Varag (Venise, Saint-Lazare, Bibl. des pères mékhitaristes, no 1144). Le peintre au talent vigoureux, qui l’a illustré vers 862, s’est inspiré d’un modèle remontant au haut Moyen Âge, mais il lui a imposé la marque de sa personnalité. L’Ascension du Christ est une composition imposante par la hardiesse et la vigueur du coloris, et par l’expression des personnages. Le style impressionniste de cette peinture, où le modelé est obtenu par les taches de couleur plutôt que par la gradation des tons, et où les plis des vêtements sont indiqués à larges coups de brosse, s’observe aussi dans le portrait de l’évangéliste Luc. Le caractère monumental prédomine dans les tables des canons avec leurs puissantes colonnes imitant le marbre ou le porphyre; des scènes nilotiques, dessinées dans deux des tympans, conservent le souvenir d’un prototype lointain de provenance alexandrine.

La tendance à la stylisation des formes et la propension à une peinture à deux dimensions s’affirment à nouveau dans les œuvres du Xe siècle. Dans l’Évangile d’Etchmiadzine , de l’an 989, les personnages sont figurés dans l’attitude frontale, rigide, sans mouvement. Ces miniatures appartiennent au même courant artistique que les peintures et les sculptures d’Aght’amar, ou les bas-reliefs de Sissian, mais le trait plus fin leur confère une plus grande élégance. Dans d’autres œuvres du Xe siècle, la schématisation est plus accusée, les arcades des tables des canons perdent leur aspect monumental, des bandes recouvertes d’ornements se substituent aux colonnes massives, et dans la représentation du corps humain la recherche de l’effet décoratif l’emporte sur le souci de réalisme. Au XIe siècle, on peut distinguer deux courants artistiques très différents. Dans tout un groupe d’évangéliaires, les compositions simplifiées à l’extrême se détachent sur le fond nu du parchemin; les artistes ne cherchent pas à situer l’événement dans son cadre naturel et n’indiquent même pas la ligne du sol sur lequel les personnages sont censés marcher. Des couleurs claires, posées en teintes plates, sans aucun modelé ni gradation de tons, donnent à ces œuvres un caractère «abstrait» où prédomine l’effet rythmique par la répétition des lignes, des gestes et des attitudes. Dues à des artistes de talent, comme celui qui a illustré en 1038 le manuscrit no 6201 de la bibliothèque d’Erevan, ces peintures s’imposent par leur sincérité et leur charme naïf.

Le second courant apparaît dans des œuvres exécutées pour la plupart pour les rois, les princes ou les grands prélats de l’Église; ce sont des manuscrits de luxe, de grand format, somptueusement décorés de pages ornementales et de miniatures en pleine page, placées, selon l’habitude arménienne, au début du manuscrit, ou plus rarement intercalées dans le texte. Dans ces milieux palatins, attirés par le prestige de la cour impériale et de tout ce qui touchait à Byzance, la peinture byzantine a exercé une influence marquée. Celle-ci apparaît dans le caractère classique des miniatures de l’Évangile dit de Trébizonde (Venise, Saint-Lazare, no 1400), dans les formes pleines des personnages finement modelés et placés dans leur cadre naturel. Quelques-unes de ces miniatures sont peut-être l’œuvre d’un artiste byzantin; par contre, dans l’évangile copié pour le roi Gagik de Kars (Jérusalem, Patriarcat arménien, no 2556), le mélange subtil du naturalisme et de la stylisation révèle la main d’un peintre arménien. Le roi y est assis, en compagnie de sa femme et de sa fille, sur un divan recouvert d’un tissu orné d’éléphants dans des cercles, à la manière des soieries sassanides; il est revêtu d’une tunique également ornée d’animaux dans des médaillons. Le caractère arménien est encore plus marqué dans deux évangéliaires de la bibliothèque d’Erevan (nos 3793 et 7736, Évangile dit de Moghni ); le riche fonds architectural inspiré de modèles hellénistiques s’y transforme et revêt un aspect plus décoratif, le modelé des draperies est atténué et le style linéaire tend à prédominer. Ces manuscrits, où le fond d’or donne plus d’éclat aux couleurs, se distinguent par la richesse et la variété de leurs ornements, domaine dans lequel les peintres arméniens ont excellé. Une faune variée se mêle aux éléments floraux dans des combinaisons constamment renouvelées et où la précision du dessin et l’harmonie de l’ensemble témoignent de la maîtrise des peintres.

Après l’interruption due à la conquête seldjoukide, les enlumineurs se remettent au travail; ils se tournent de préférence vers les œuvres de leurs devanciers, moins marqués par l’influence byzantine. L’élément profane commence à s’introduire dans les scènes religieuses. Dans l’Évangile de Haghbat (1211), une femme et un homme vêtus du costume arménien de l’époque accueillent Jésus devant les portes de Jérusalem; des serviteurs portant, l’un une cruche d’eau, l’autre un poisson, et un musicien assis sous un arbre encadrent les tables des canons. Le peintre qui a illustré, en 1232, l’Évangile dit des Traducteurs (Erevan, no 2743) donne une expression concentrée et intense à ses personnages et interprète d’une manière «abstraite» le milieu dans lequel ils se meuvent. Dans la Nativité, la grotte et la montagne qui remplissent tout le fond et le premier plan se subdivisent en une suite de petits segments de formes géométriques colorés en vert, brun, ocre et violet.

Dès la fin du XIIe siècle, des centres actifs avaient été créés dans le nouveau royaume fondé en Cilicie où la miniature connut un particulier éclat. Les premières œuvres de cette région ont parfois un aspect monumental, tels l’Annonciation et le portrait de Marc de l’évangile no 50.3 du musée Freer de Washington; la retenue voire une certaine sévérité marquent ces miniatures au coloris sombre et exécutées dans un style qui est encore sensiblement dominé par le goût du graphisme. Ces caractères vont s’atténuer de plus en plus au XIIIe siècle, la période du plus grand épanouissement de la miniature arménienne. Des scriptoria s’établissent dans les monastères et aussi dans les principales villes du royaume. L’un d’eux fut fondé par le frère du roi Het’oum, l’évêque Jean, dont le portrait dans l’exercice de ses fonctions épiscopales orne l’évangile qu’il fit copier en 1263. Le peintre des scènes de la vie du Christ affectionne les couleurs vives, il simplifie les contours et les plis des draperies, insistant parfois davantage sur l’effet décoratif, comme dans le groupe formé par les anges qui soutiennent la gloire du Christ dans l’Ascension.

Le maître inconstesté pendant le troisième quart du XIIIe siècle était le peintre T’oros Roslin, le chef du scriptorium du siège patriarcal à Hromkla, représenté ici par des exemples empruntés à l’évangile qu’il enlumina en 1262 (musée Walters de Baltimore, no 539) et à l’évangile du musée Freer (no 32.18) exécuté très probablement par lui et ses assistants. T’oros Roslin emploie de préférence les tonalités délicates et il cherche à rendre le volume du corps humain au moyen d’un modelé par transition graduelle; ses personnages ont des attitudes souples et gracieuses. La recherche du sentiment est un des traits saillants de son œuvre. L’expression de la douceur et de la tendresse maternelle anime les scènes de l’enfance du Christ, telle la Présentation. Ailleurs, par exemple dans l’ensevelissement du Christ, auquel les saintes femmes, écrasées par la douleur, assistent, immobiles, il a su donner un accent tragique à la scène, tout en maintenant une grande réserve. Moins assujetti que les Byzantins aux règles de l’iconographie, il a enrichi le cycle évangélique de sujets nouveaux et il a renouvelé les compositions traditionnelles en y introduisant des détails empruntés à la vie quotidienne. Dans la scène du festin d’Hérode, Salomé, vêtue du costume contemporain des dames nobles de la Cilicie, danse au son de la flûte et du tambourin. T’oros Roslin sait ordonner les personnages dans des compositions harmonieuses et, dans la scène de l’apparition du Christ aux apôtres, il a exprimé avec maîtrise toute la gamme des sentiments éprouvés par les disciples devant ce miracle. Le chatoiement des couleurs, brillant comme des émaux sur le fond d’or, et la sûreté du dessin confèrent un charme particulier aux pages décoratives.

D’autres peintres, dont le centre d’activité semble avoir été Sis, la capitale du royaume, introduisent un accent nouveau dans la peinture arménienne. Ils abandonnent les tonalités délicates et emploient de préférence des couleurs vives rehaussées par des hachures d’or. L’atmosphère sereine fait place au sentiment dramatique; les personnages ont des poses plus animées, même lorsqu’ils sont assis, les gestes sont plus expressifs et la douleur s’exprime avec moins de retenue. Dans la scène du crucifiement, la Vierge s’affaisse sous le poids de sa douleur et les anges volent vers le Christ avec des gestes éplorés. La fantaisie de ces peintres s’est donné libre cours dans les pages décoratives peuplées de tout un monde imaginaire.

Aux siècles suivants, tant en Arménie qu’en Cilicie, on continuera à produire des œuvres qui ne manquent pas d’intérêt, mais elles n’ont plus cette puissance créatrice et cette qualité qui placent les productions du XIIIe siècle au même niveau que les meilleurs exemples de l’art médiéval du Proche-Orient ou de l’Occident.

4. L’Église arménienne

L’Arménie fut la première nation à adopter le christianisme comme religion officielle, après sa conversion définitive par saint Grégoire l’Illuminateur, vers 295. Il est caractéristique que l’alphabet arménien ait vu le jour avec la première traduction de la Bible. Autonome par rapport à Césarée dès 374, l’Église d’Arménie ne se sépara de la Grande Église qu’au Ve siècle, en rejoignant l’opposition au concile de Chalcédoine (451). De ce fait, cette Église indépendante n’est en communion qu’avec les autres Églises non chalcédoniennes (copte, éthiopienne, syrienne d’Antioche et de l’Inde du Sud), mais non avec les Églises catholique et orthodoxe.

Sa constitution en Église distincte s’inscrit dans le vaste mouvement de diversification interne qui anime le christianisme oriental à la fin de l’Antiquité. Des facteurs complexes y présidèrent: divergences sur le mystère du Christ, compliquées par la difficulté de traduire d’une langue à l’autre les termes techniques qui expriment l’unité de la personne et la dualité des natures dans le Christ; peut-être refus, plus tardif, de l’orthodoxie de l’Église d’Empire par solidarité avec la culture et la politique d’une nation qui refusait l’assimilation byzantine; contingences historiques surtout, qui ont lourdement conditionné le repli de cette Église sur elle-même. Elle avait «reçu» les trois premiers conciles œcuméniques (qui, après l’Écriture, forment aujourd’hui encore sa base dogmatique), mais elle ne put être présente à Chalcédoine parce que le pays se rebellait contre les Perses. Réticente envers les termes de la nouvelle définition, qu’elle soupçonnait de nestorianisme (doctrine qui avait des sympathies en Perse), elle s’engagea peu à peu dans la voie monophysite (synodes de Vakarsapat en 482 et surtout de Dwin en 551). Elle entra alors dans une ère nouvelle. Moins d’un siècle après, la conquête arabe la confina dans un particularisme que renforceront les dominations byzantine et turque. L’Église d’Arménie souscrira cependant à l’éphémère union de Florence en 1439. On le voit, la liaison est étroite entre l’histoire de la nation et celle de l’Église; au début du XXe siècle encore, le clergé arménien paiera un lourd tribut aux massacres dont le peuple sera victime.

Particularisée mais non isolationniste, l’Église arménienne assimile de nombreux traits du christianisme syriaque, grec et latin; elle multiplie les traductions de documents émanant de ces Églises. Créatrice en architecture, en liturgie, en hymnologie, elle a un droit et des institutions propres (tel le ministère de vardapet, ou de moine-théologien), mais elle conserve une étroite parenté avec les Églises orthodoxe et catholique.

Forte de quatre millions de fidèles, répartis entre les «catholicosats» d’Etchmiadzine (Arménie soviétique) et de Sis (Antélias au Liban) et les patriarcats d’Istanbul et de Jérusalem, l’Église d’Arménie retrouve de nos jours le contact avec les autres Églises: elle est entrée au Conseil œcuménique des Églises en 1962, a envoyé des observateurs au deuxième concile du Vatican (1962-1965), à l’issue duquel ses patriarches ont été reçus officiellement à Rome en 1967 et 1970; elle a soutenu activement le regroupement des Églises non chalcédoniennes (notamment à Addis-Abeba en 1965). Son orthodoxie christologique est reconnue par les catholiques: Pie XII dans son encyclique Sempiternus Rex qualifie son monophysisme de «purement verbal». Un large accord s’est manifesté lors de la consultation non officielle entre théologiens orthodoxes et non chalcédoniens (Aarhus, 1964). Les Églises arménienne catholique et arménienne réformée cessant leur prosélytisme, le dialogue œcuménique peut s’engager. Il porte principalement sur la nécessaire communion entre Églises, sur le rapport entre l’Église et la nation, sur le caractère historique et culturellement conditionné des formulations dogmatiques.

Arménie
état d'Asie occidentale, république fédérée de l'U.R.S.S. jusqu'en 1991; 29 800 km²; 3 410 000 hab.; cap. Erevan. Nature de l'état: rép. présidentielle. Pop.: Arméniens (95 %); Kurdes (1,7 %); Russes (1,3 %); Azéris (0,2 %). Langue off.: arménien. Religion: chrétiens monophysites (95%). écon. - Le pays a renoué avec la croissance en 1996 mais son agriculture reste peu productive et la balance agricole est déficitaire. L'Arménie, qui ne possède pas d'hydrocarbures, a dû rouvrir la centrale nucléaire de Medzamor en 1995. Son écon. souffre du conflit qui l'oppose à l'Azerbaïdjan. Hist. - Des violences ethniques ayant opposé les Arméniens aux Azéris (V. Azerbaïdjan et Karabakh [Haut-]) dep. 1988, les troupes sov. se sont interposées jusqu'en 1991; les combats ont repris en 1992. En juil. 1990, L. Ter-Petrossian a été élu prés. de la République. En 1991, un référendum approuva l'indépendance de l'Arménie, qui devint membre de la Communauté des états indépendants. En 1992, elle a été admise à l'ONU et au F.M.I. En mai 1994, elle a signé un cessez-le-feu avec l'Azerbaïdjan. En juil. 1995, une nouvelle Constitution a instauré un régime présidentiel fort. En sept. 1996, Ter-Petrossian a été réélu président. En fév. 1998, son entourage ne le juge pas assez ferme à l'égard de l'Azerbaïdjan et Ter-Petrossian démissionne. L'élection présidentielle de mars 1998 est remportée par Robert Kotcharian (Premier ministre depuis nov. 1996).
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Arménie
(Hayastan, en arménien) rég. montagneuse d'Asie occid., partagée entre la Turquie, qui en possède la plus grande partie, l'Iran et la Géorgie. L'Arménie est sujette aux séismes (des dizaines de milliers de morts en 1988).
Terre d'invasion, elle maintint rarement son indép. Au XIe s., une partie de la pop. dut s'exiler et fonda le royaume de Petite Arménie (Cilicie). Au XVIe s., les Perses et les Turcs se partagèrent l'Arménie; en 1827, les Russes occupèrent la rég. d'Erevan. Les populations soumises aux Turcs, chrÉtiennes, subirent des massacres qui entraînèrent une forte émigration dès le XVIIe s. Les années 1895-1896 et surtout 1915-1916 (génocide perpétré par les Turcs) furent terribles. Turcs et Soviétiques se partagèrent en 1920 le pays, qui avait formé une république indép. de 1918 à 1920.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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